Salariés : sauvez l’économie, quoi qu’il en coûte !

Les salariés sont priés de retourner au travail. Pas seulement pour assurer les nécessités vitales de la nation, mais bien pour sauver le système économique actuel.

Nadia Sweeny  • 25 mars 2020
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Salariés : sauvez l’économie, quoi qu’il en coûte !
© Photo : PHILIPPE DESMAZES/AFP

Les derniers de cordées sont devenus les premiers. Personnels politiques et grands patrons ne tarissent plus d’éloges sur « les héros du quotidien », a même lâché Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, sur France Info. Les « gens qui ne sont rien » – selon les mots d’Emmanuel Macron le 29 juin 2017 – sont désormais ceux à qui on doit tout : être soigné, permettre aux éléments essentiels pour la vie d’être produits, emballés, acheminés, vendus, mais aussi – et surtout ? – permettre la survie du système actuel. Ces mêmes travailleurs contre lesquels le gouvernement envoyait il y a seulement quelques semaines des compagnies de CRS, tout LBD dehors, se sont donc mués en « visage de cette France qui reste forte dans cette adversité », dixit le ministre de l’Économie. Et Bruno Le Maire de leur adresser, à la sortie du Conseil des ministres du 18 mars : « Travailleurs et travailleuses : merci ! » On croit rêver !

Toute la classe dirigeante redécouvre, non sans une certaine angoisse, que le travail de ces salariés produit la richesse et qu’il est, aujourd’hui, le dernier rempart avant l’effondrement économique. « Nous sommes en guerre », a clamé le Président. Guerre sanitaire, mais aussi économique et financière. Et dans ce combat, les travailleurs sont tenus de partir au front armés d’huile de coude. Mais pour motiver ces troupes, il s’agit de surmonter l’injonction contradictoire du gouvernement : « Confinez-vous, pour la survie de la Nation » versus « allez travailler, pour la survie de la Nation ».

Sécurité économique contre sécurité sanitaire

Car à l’heure où l’Italie ferme ses usines pour limiter l’expansion du virus, la France, en plein confinement, les rouvre. Au-delà des Alpes, malgré le protocole sanitaire signé par les syndicats patronaux et salariés pour permettre la continuité de l’activité économique, le nombre de contaminés et de morts a explosé. En France, contre l’avis de nombreux médecins qui appellent à un confinement total, on en est encore à tenter le coup des prescriptions sanitaires. Le 18 mars, Bruno Le Maire se gaussait de l’arrivée imminente d’une « charte de bonnes conduites sanitaires » pour la protection des salariés tenus d’aller travailler. Le 20, son cabinet nous affirmait qu’elle verrait le jour « dans 48 heures ». Mardi 24, au moment de boucler ces pages, aucune charte nationale en vue. Le Medef, au cœur de la « task force économique » de Macron, avait pourtant traduit l’accord intersyndical italien et transmis à la CFDT, chargée d’en faire la promotion auprès des autres centrales. Chou blanc. Les discussions entre gouvernement, patronat et syndicats n’ont abouti qu’à un simple « relevé de réunion » commun publié le 19 mars, appelant « les pouvoirs publics et les entreprises à mettre en œuvre tous les moyens indispensables à la protection de la santé et de la sécurité des salariés devant travailler ». Rien de plus que ce qui est déjà imposé par le droit du travail. L’union sacrée n’a pas eu lieu. Certes, un document cosigné par la CGT et le Medef est déjà un exploit en soi, mais « rien n’avance vraiment pour les droits des salariés : on est encore dans le tout pour l’entreprise, confie un négociateur au cœur du processus. Dans les ministères, ils se refusent à faire du coercitif, par peur de la récession annoncée ». D’autant qu’en réalité il est impossible d’assurer un risque zéro.

Dialogue social

Reste donc à convaincre les salariés devenus si précieux, qui ont multiplié les droits de retrait ces dernières semaines, de passer outre ces risques. Bruno Le Maire, relayé par d’autres responsables politiques, a appelé les entreprises à leur verser – quand elles le peuvent – 1 000 euros de prime. Le prix d’une vie ? « Je comprends les inquiétudes des salariés », explique le ministre avant d’ajouter : « Mais il y a deux boussoles : agir en âme et conscience et agir au nom de l’intérêt supérieur de la nation française [rien que ça !]_, c’est ce qui nous a amenés à demander aux salariés de rejoindre leur poste de travail. »_ En parallèle, les fameuses négociations sanitaires sont renvoyées à des accords de branche et d’entreprise.

Le dialogue social, méprisé par le gouvernement depuis deux ans, est désormais une nécessité absolue pour remettre les salariés sur le chemin de l’entreprise. Parole de syndicat : « On n’a jamais autant parlé ! » Mais ce dialogue n’est pas égal d’un endroit à l’autre. Les protocoles sanitaires ne sont pas toujours négociés avec les salariés. Ils permettront cependant d’aider à prouver que le droit de retrait était infondé. Dans le BTP – 1er employeur du pays –, les fédérations patronales sont à la manœuvre. Inquiétées par le paradoxe des annonces gouvernementales, elles avaient d’abord fermé les chantiers, suscitant l’ire de Muriel Pénicaud, ministre du Travail : ça risquait de coûter cher en chômage partiel ! Depuis, le soufflé est retombé et une série de recommandations sanitaires est en cours de rédaction. Pour le moment, seule la grande distribution, où les syndicats de salariés ont activement participé aux négociations, a très précisément détaillé des protocoles sanitaires stricts. La nécessité vitale du secteur a été le moteur de l’efficacité. Pour d’autres, c’est moins évident.

Le chômage ou la maladie ?

Dans la métallurgie, « on n’est pas allé jusqu’à une charte, ni même un accord : c’est plutôt une déclaration commune pour maintenir une activité mais pas à n’importe quel prix pour le salarié », explique Stéphane Destugues, secrétaire général de la CFDT Métallurgie. Dans cette déclaration, signée le 20 mars par l’UIMM (Union des industries et métiers de la métallurgie), la CFDT, la CFE-CGC et FO, les entreprises sont invitées à définir les « activités vitales nécessaires à leur fonctionnement, à celles des filières utiles au pays ». Objectif avoué : ne pas laisser mourir le secteur. « Les clients étrangers dont dépendent beaucoup d’entreprises les menacent de pénalités de retard, témoigne Stéphane Destugues. C’est scandaleux, mais c’est la réalité. Ces entreprises doivent livrer pour survivre, sinon, après les victimes du virus, on risque d’avoir d’autant plus de victimes économiques. » Pour éviter « le pire », les recommandations sanitaires assez générales sont jointes : organiser le travail, mettre à disposition des masques, dont les soignants manquent tant, du gel, des gants… Mais dans les usines, on comprend mal les critères pour désigner ce qui est « vital » : « Si on devait travailler pour des hélicos médicaux ou pour l’hôpital, on serait volontaires, mais là… Construire des hélicos de guerre qu’on vend aux armées, notamment étrangères : on ne voit pas trop l’utilité “vitale” de notre travail, d’autant plus qu’Airbus est loin d’être en danger », souffle Rémy Bazzali, ouvrier chez Airbus Marignane, délégué syndical CGT.

Dans le groupe – 54 000 salariés en France –, les usines ont fermé le 17 mars avec comme mot d’ordre une réouverture lundi 23, quitte à mettre la pression sur les fournisseurs via mail et SMS : pas question pour eux de fermer au risque de représailles. Les actionnaires ont fait l’effort de renoncer à leurs dividendes cette année et un protocole sanitaire a été négocié avec les syndicats : que demande le peuple ? La CGT n’a pas signé : elle prône la fermeture par sécurité.

Dans les usines, la reprise est progressive. Les équipes sont divisées et se relaient pour limiter les contacts. Entre chaque équipe, c’est désinfection des postes. « Sur les hélicos, tous les produits utilisés doivent être certifiés “aéronef”, sinon on ne pourra pas le vendre : or il n’existe pas de désinfectant qui le soit. Ils ne vont pas les désinfecter, pense Rémy Bazzali. En plus, on a des boîtes d’outils partagées, on touche les mêmes pièces, et, dans mon secteur, on travaille à trois dans un hélico de la taille d’un lit double : on ne pourra pas respecter la distance de sécurité. » Nombreux sont les secteurs où la sécurisation ne peut pas être optimale. Mais s’il fallait encore quelques marges de manœuvre pour imposer aux salariés dissipés quand et combien de temps ils doivent travailler « pour l’intérêt supérieur de la Nation », la loi d’urgence sanitaire votée le week-end du 21 mars est désormais là.

Vous avez dit droit du travail ?

Le nouvel « état d’urgence sanitaire » permet en effet de rogner sur des acquis sociaux fondamentaux : non seulement les conditions de prise des congés payés deviennent dépendantes d’accords de branche ou d’entreprise, mais, en plus, il est désormais accordé « aux entreprises de secteurs particulièrement nécessaires à la sécurité de la Nation ou à la continuité de la vie économique et sociale de déroger aux règles d’ordre public et aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical », est-il écrit à l’article 7 alinéa 8, sans autre précision sur la définition de ces secteurs « particulièrement nécessaires », ni même sur les limites temporelles de ces possibilités. Muriel Pénicaud se justifie dans l’hémicycle : « Comment peut-on dire qu’il y a des secteurs stratégiques importants et les autres non ? C’est extrêmement difficile », avoue-t-elle, avant de lancer que « ces mesures font suite à la crise sanitaire : ni vous ni moi n’en connaissons la date de fin ». Et Bruno Le Maire de tweetter : « L’État veille au strict respect de l’ordre économique. » L’ordre. Quoi qu’il en coûte ?

Travail Santé
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