« Tous les pays convergent pour créer la forteresse Europe »
Rym Khadhraoui, d’Amnesty International, alerte sur les entraves subies par les défenseurs des droits humains.
dans l’hebdo N° 1593 Acheter ce numéro
Les témoignages d’exilé·es, de défenseur·es des droits humains, ou ceux de juges, procureurs et avocats, esquissent le profil d’une politique européenne recourant à des pratiques abusives pour criminaliser la solidarité. Rym Khadhraoui, chercheuse Europe à Amnesty International s’est particulièrement intéressée à la France et à la Suisse.
Quel est l’objectif principal de ce rapport européen d’Amesty International ?
Rym Khadhraoui : Depuis 2015, nous entendons parler d’une prétendue « crise migratoire » alors que l’Europe ne parle de crise que lorsqu’elle est à sa porte. Avant, la souffrance est invisibilisée. La situation aux frontières externes, comme on le voit aujourd’hui en Grèce, ainsi qu’en interne pose la question de l’accès à la protection pour les personnes en mouvement et la question du traitement des Défenseurs des droits humains (DDH). L’idée était de faire une analyse qualitative des utilisations abusives des transpositions de la directive européenne sur la facilitation à l’entrée, de transit et de séjour irréguliers adoptée en 2002, qui vise à lutter contre le trafic d’être humains. Les pays qui figurent dans ce rapport ont encore des législations nationales qui leur permettent de viser les personnes venant en aide aux personnes réfugiées et migrantes. Nos demandes aux États sont simples : ces mesures ne doivent pas être utilisées contre les personnes solidaires. Nous demandons également le respect du droit d’asile aux frontières et à l’intérieur du pays ainsi que la suppression de l’infraction d’entrée irrégulière.
Le rapport mentionne un « cadre hostile aux DDH », un « arsenal de mesures restrictives, punitives, répressives ». Les pays européens cités ont-ils une stratégie commune ou chacun ses spécificités ?
Les mesures prises dépendent de l’emplacement géographique du pays, mais nous constatons que toutes convergent vers l’objectif de créer la forteresse Europe pour empêcher l’arrivée des personnes réfugiées et migrantes, puis leurs déplacements. L’Italie, par exemple, empêche l’arrivée mais soutient le départ vers d’autres pays, notamment à la frontière franco-italienne. En France, on utilise plusieurs mesures : le code de procédure pénale avec les contrôles policiers « mobiles et aléatoires », la loi de sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme, une frontière qui s’étend sur une bande de 20 km, le renouvellement constant depuis 2015 du rétablissement des frontières internes Schengen…
Quelles sont les particularités de la politique française envers les DDH ?
La clause d’exemption humanitaire n’est malheureusement pas une réalité en France. Le principe de fraternité, décision constitutionnelle, s’arrête à la frontière. On constate notamment une présence policière très importante à la frontière franco-italienne, avec des contrôles d’identité et des auditions libres récurrentes qui permettent d’interroger les solidaires sans garde à vue. Cela crée un climat de peur. Une autre particularité française est la zone de 20 km après la frontière, qui n’est pas concernée par l’exemption humanitaire. Ainsi, toute personne aidant un·e migrant·e qui vient d’arriver en lui donnant du thé et des vêtements chauds peut être considérée comme l’ayant aidé à entrer illégalement sur le territoire. À Calais, la situation est toujours aussi dramatique même si le nombre de migrants et d’aidants a diminué. Le harcèlement policier qui consiste à évacuer systématiquement les campements s’accompagne de la persécution des DDH, souvent poursuivis pour outrage. À Briançon, les réseaux de solidarité sont nombreux, mais la plupart des aidants nous ont parlé de leur fatigue, de cette impression de lutter face à un mur.
Que se passe-t-il en Suisse, où le 12 mars sera jugé en appel le pasteur Norbert Valley, reconnu coupable d’avoir « facilité le séjour illégal » d’un Togolais dont la demande d’asile avait été rejetée ?
Ce pays est très peu couvert alors que l’exemption humanitaire n’existe ni pour l’entrée, ni pour la circulation, ni pour le séjour. Dans tous les cas, vous pouvez être -condamné, même si c’est une amende et pas une peine de prison. Mais les personnes ayant le statut de réfugié sont encore plus vulnérables parce qu’en aidant des membres de la famille ou des amis elles se retrouvent condamnées au titre de l’article 116 de la loi sur les étrangers et l’intégration. Il est possible de faire objection à l’amende, mais dans ce cas-là on risque un procès. Les personnes réfugiées et migrantes ne veulent pas de casier judiciaire, donc elles payent l’amende. D’autre part, la Suisse est le pays européen qui a le plus recours au règlement de Dublin : plus de 25 000 personnes renvoyées, soit plus de 15 % des demandeurs d’asile.
Pourtant, les États doivent respecter le droit international qui protège ces DDH…
Le protocole de Palerme définit la notion de passeurs criminels et précise bien qu’il faut un gain matériel pour être considéré comme tel. Quant à la déclaration des défenseurs des droits humains, signée par tous les pays mentionnés dans ce rapport, elle requiert des États la création d’un environnement sain et protecteur pour les DDH. Ces textes doivent aussi être respectés dans les discours. Quand un ancien ministre italien accuse les bateaux de sauvetage d’être complices des passeurs (1), cela diffuse une suspicion permanente envers les personnes solidaires… Ainsi, Helena Maleno, militante espagnole vivant au Maroc, a été accusée de « trafic d’êtres humains et émigration clandestine » car elle était en contact avec des bateaux qui risquaient de couler. Les autorités en ont déduit qu’elle détenait ces informations grâce à ses interactions avec des passeurs… Amnesty considère que les lois actuelles et les pratiques qui en découlent violent les obligations internationales. La véritable question est : comment est interprétée la loi ? Les autorités, les procureurs ou les juges répètent qu’ils ne font que l’appliquer. Tout le monde se renvoie la balle.
Au-delà des pays ciblés, ce rapport alerte aussi sur les institutions européennes. Quelles sont leurs responsabilités ?
Depuis 2008, l’Union européenne a adopté des lignes directrices pour expliquer les mesures à prendre par les délégations diplomatiques, notamment pour soutenir les défenseurs des droits humains. Mais celles-ci ne sont applicables qu’en dehors de l’Union européenne ! Comme si la criminalisation des DDH n’était qu’un phénomène étranger. Nous demandons également la révision de la directive européenne sur la facilitation pour l’aligner sur le protocole de Palerme, que l’exemption humanitaire soit obligatoire car, pour le moment, c’est discrétionnaire, et qu’un guide d’application et d’interprétation des directives européennes soit introduit afin d’expliquer aux autorités nationales comment les utiliser et éviter les dérives. Nous voulons donc rappeler à l’ordre les institutions européennes, qui ont une responsabilité et peuvent contraindre les États.
Rym Khadhraoui Corédactrice du rapport publié par Amnesty.
(1) En France aussi : le 5 avril 2019, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, accusait les ONG d’« avoir pu se faire complices des passeurs ».