UE : La diplomatie des miradors

L’Union européenne se perd dans une politique sécuritaire mûrement élaborée depuis les nombreuses arrivées de migrants en 2015 et appliquée aujourd’hui avec violence en Grèce.

Hugo Boursier  • 11 mars 2020 abonnés
UE : La diplomatie des miradors
© ARIS MESSINIS / AFP

Certains parlent d’une « bataille d’images » pour décrire la situation à la frontière entre la Grèce et la Turquie. À grand renfort de photo-graphies non sourcées et de vidéos tirées des réseaux sociaux, le régime turc promettrait, selon Athènes, un eldorado européen et des centaines de bus aux milliers de réfugiés désireux d’aller à l’Ouest. Vu depuis Ankara, les forces de l’ordre voisines feraient preuve d’une extrême violence à l’égard des exilés.

Les deux diplomaties ont raison : Recep Tayyip Erdogan favorise le départ des Syriens, Afghans, Pakistanais et Iraniens présents sur son sol pour obtenir le soutien de la Commission européenne dans le conflit à Idlib, en Syrie, qui l’oppose à l’armée de Bachar Al-Assad, appuyée par les militaires russes. Le gouvernement de Kyriákos Mitsotákis, lui, harcèle, frappe et refoule les demandeurs d’asile, ce qui est contraire à la convention de Genève.

Mais il existe une autre bataille, celle des mots, et elle est tout aussi décisive. Le ballet diplomatique qui s’est tenu la semaine dernière – avec la visite en Grèce de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, la réunion du Conseil des ministres de l’Intérieur de l’UE, l’entretien du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, avec Erdogan, doublé par un sommet de l’Otan – a pu produire des discours qui méritent d’être décryptés.

En parlant de « crise » ou d’« urgence à la frontière », les dirigeants européens donnent à penser qu’il s’agit là d’un moment imprévu, d’une épreuve à traverser, à laquelle, dans l’immédiat, les réponses données restent imparfaites car elles surgissent dans l’émotion. C’est faux. Ce que fait l’Europe en Grèce relève d’une politique migratoire réfléchie, organisée depuis les bureaux des institutions, au moins à partir de 2015 et l’arrivée en nombre de réfugiés sur le continent.

Jouant avec la peur xénophobe en Europe et la montée des nationalismes, le président turc multiplie les « chantages migratoires » depuis l’accord signé le 18 mars 2016 entre son pays et l’Union européenne. Ce texte tient en deux points. Le premier est financier : l’Europe verse 6 milliards d’euros à la Turquie et relance son processus d’adhésion. Le pays s’engage, lui, à prendre en charge les réfugiés qui arrivent sur son sol. En 2016, ils étaient trois millions. Le second point correspond au mécanisme du « un pour un », ce fameux « troc indigne (1) » qui cristallise la logique du tri entre « réfugié politique » et « migrant économique » : pour un exilé qui ne coche pas les cases de la protection internationale, renvoyé de Grèce vers la Turquie, l’Europe récupère un Syrien qui peut bénéficier de l’asile…

Ainsi, pas plus de sept mois après la signature du texte, Erdogan annonçait déjà que ses « frontières s’ouvriront (2) ». Une menace répétée en mars 2017, puis régulièrement depuis septembre 2019. Ses déclarations ont finalement été mises à exécution vendredi 28 février.

Dans cette apparente impréparation, l’Europe a d’abord choisi de signer un chèque de 700 millions d’euros à la Grèce, dont la moitié immédiatement, et de fermer les yeux devant ce bébé retrouvé noyé en mer Égée et ce jeune Afghan de 22 ans tué par les forces de l’ordre grecques à la frontière turque. « Évitez de vous déplacer vers une porte fermée et ne dites pas aux gens qu’ils peuvent y aller, parce que ce n’est pas vrai », a ordonné Josep Borrell à l’intention des réfugiés.

Pour fortifier le « bouclier » qu’est la Grèce, selon les mots de von der Leyen, les pays membres ont permis à Frontex d’envoyer ses « forces rapides ». Réformée en 2016, l’agence de sécurité des frontières extérieures est devenue le bras armé de la politique migratoire européenne. Ce qui se passe en Grèce lui offre un formidable terrain d’expérimentation. L’envoi de gardes-frontières et de garde-côtes, d’un navire, de deux patrouilleurs, de deux hélicoptères et d’un avion, fournit la meilleure des promotions pour l’agence comme pour les industriels de l’armement qui lui servent de fournisseurs (3). Avec cette Europe, le capitalisme des frontières a de beaux jours devant lui.

(1) « “Accord” UE-Turquie : le troc indigne », Catherine Teule, Plein Droit, 2017.

(2) « UE/Turquie : Erdogan menace l’Europe », Le Figaro/AFP, 25 novembre 2016.

(3) Xénophobie business, Claire Rodier, La Découverte, 2012.

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