Une crise globale
Depuis La Peste, le roman d’Albert Camus, nous savons que les grandes épidémies sont aussi des métaphores. Camus voyait dans la peste l’image symbolisée du nazisme. Nous pouvons voir dans la crise actuelle, comme en résumé, les folies du capitalisme mondialisé.
dans l’hebdo N° 1594 Acheter ce numéro
Pendant quelques jours, le ciel de Pékin, d’ordinaire si chargé de pollution, a retrouvé ses couleurs azuréennes. Peu ou pas de voitures dans les rues, une économie au ralenti. À huit mille kilomètres de là, chez nous, des laboratoires pharmaceutiques, en manque de médicaments, parlaient de relocaliser leur production. On semblait prendre conscience de notre dépendance à la Chine. Nos industriels s’interrogeaient sur ce qu’ils appellent la désintégration de la chaîne de valeurs. Traduction : la cupidité qui conduit à chercher pour la moindre pièce détachée le pays le moins cher, et le travailleur le plus exploité. Et tout ce qui s’ensuit : débauche de transports maritimes et aériens, chômage dans nos régions, et désordres climatiques. Prise de conscience salutaire ? Rêve d’écologiste ? Pas vraiment, car en Chine comme en France, ce coup de frein au productivisme n’est évidemment pas le résultat d’un retournement idéologique, et encore moins d’un changement de système, mais la conséquence d’une épidémie tueuse. Malgré les apparences, l’humanité n’est pas devenue sage. C’est la maladie et la mort qui ont soudain transformé les comportements, et semblé assagir le capitalisme. Mais comme le système n’est pas fait pour être sage, les bourses s’effondrent. Nos dieux Dow Jones et CAC 40 vacillent. Les cours du pétrole chutent. Ce n’est certes pas la peste bubonique du XIVe siècle, dont Fernand Braudel disait qu’elle tournait « comme une bête en cage », disparaissant et reparaissant sans cesse. Ce n’est pas non plus la grippe espagnole de 1918, mais c’est tout de même un mal hautement contagieux, peu identifiable, et incurable quand le corps humain ne parvient pas à l’expulser de lui-même. Imprévisible, il crée ces incertitudes dont le capitalisme financier a horreur.
Dans la vie de tous les jours, il produit des réflexes contrastés. Les uns, qui jouent les beaux indifférents – ils ont tort –, n’évitent aucune effusion, embrassent, serrent des mains, incrédules par manie au matraquage médiatique ; tandis que les autres surjouent la catastrophe, se gantent, se masquent, et s’approvisionnent comme pour tenir un siège. Les deux se font face dans les transports publics, chacun avec l’idée qu’il se fait de sa santé et de son horoscope…
L’incertitude pousse les gouvernements à prendre des mesures drastiques, paralysant une grande partie de la vie sociale. Trop ? Trop peu ? Nul ne peut se hasarder à le dire. Car les morts sont là. Le Conseil des ministres se rebaptise « Conseil de défense », et un amiral, en uniforme et décorations au plastron, siège au côté du président de la République. Le message est clair : nous sommes en guerre. On songe même à rappeler Manuel Valls… Ce qui n’incite pas à discuter les consignes. Nous filons droit. On nous interdit notre salon du livre ou notre match de football ; on nous ferme nos écoles sans réelles solutions de remplacement. À la guerre comme à la guerre ! Il est tout juste permis de s’inquiéter pour la suite. Qui paiera la note ? On a les pires craintes. Car la crise économique est devant nous. Le coronavirus est à peu près aussi destructeur que Lehman Brothers en 2008. Le chômage partiel se répand, avant, peut-être, le chômage tout court. Des PME ferment. Il n’y a pas de secteur d’activité qui ne soit affecté. Et la crise du pétrole surgit, crise dans la crise. Là encore, cela pose le problème du poids de l’économie chinoise, premier importateur de brut, mais aussi de la guerre triangulaire entre la Russie, l’Arabie saoudite et les États-Unis.
Si on voulait un bel exemple de ce que l’on appelait autrefois l’effet papillon (vous savez, un battement d’ailes en Australie provoque une tempête au Brésil), en voilà un. En provoquant l’effondrement des cours du pétrole, le virus a des effets jusqu’au Texas, haut lieu de la production de pétrole de schiste américain. Ainsi va la mondialisation ! Mais il y a aussi des leçons, oserais-je dire positives, à tirer du fléau qui secoue nos sociétés. Et pas seulement pour rendre son bleu naturel au ciel de Pékin. Il révèle les fragilités et les excès du système capitaliste. Et l’éternelle vanité du rêve prométhéen. La toute-puissance humaine a ses limites. Ce virus va sans doute finir par disparaître, mais d’autres vont surgir, et le péril climatique est à l’œuvre, auquel les productivistes les plus aveugles font mine de ne pas croire. Depuis La Peste, le roman d’Albert Camus, nous savons que les grandes épidémies sont aussi des métaphores. Camus voyait dans la peste l’image symbolisée du nazisme. Nous pouvons voir dans la crise actuelle, comme en résumé, les folies du capitalisme mondialisé. En attendant, nos gouvernements seront-ils seulement capables de mettre leurs dogmes budgétaires entre parenthèses pour investir massivement dans les hôpitaux et la recherche, pallier les défaillances des entreprises et prendre en charge les victimes sociales du coronavirus ? Le nôtre s’interrogera-t-il seulement sur ce que deviendra le fameux point de la réforme des retraites en cas de krach financier ? On peut compter sur nos politiques, nos gros industriels, et nos banques, pour vite oublier les leçons de la crise actuelle. Quant à nous, puisque nous sommes à la veille des municipales, ne les oublions pas.
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