Covid-19 : la solution ne sera pas technologique
Les débats autour de l’application StopCovid, souhaitée par le gouvernement français, révèlent la grande obsession de notre temps. Face aux périls qui nous menacent, nous devrions nous jeter à corps perdu dans la technologie. Surtout, ne rien remettre en cause, mais opter pour un monde encore et toujours plus numérisé. Au mépris de nos libertés, de l’environnement, de l’humain et, au final, de notre avenir.
À chaque crise, sa solution technologique. À chaque convulsion, son dispositif technique restreignant un peu plus nos libertés. À chaque inquiétude, un pas de plus vers un futur dystopique, digne des plus terrifiants scénarios de science-fiction. Cette petite musique, cette rengaine, nous ne cessons de l’entendre. Nous l’avons entendue et éprouvée après les attentats du World Trade Center, après ceux de Paris et nous l’entendons aujourd’hui à l’occasion de la crise sanitaire qui s’abat sur le monde.
Fabien Benoit est l’auteur de The Valley : une histoire politique de la Silicon Valley (Les Arènes, 2019).
Depuis plusieurs semaines, dans l’hexagone, le débat public est accaparé par le projet d’application de « contact tracing » StopCovid, souhaitée par le gouvernement français et censée participer à la lutte contre la pandémie de Covid-19. L’idée ? Permettre à chacun de savoir s’il a été en contact avec des personnes infectées par le coronavirus et pouvoir, le cas échéant, se signaler et se faire soigner. Chemin faisant, nous pourrions ainsi cartographier la propagation du virus et mieux la juguler. Certains pays l’ont fait, pourquoi pas nous ?
Résultats vagues, risque de nombreux faux-positifs, précision approximative…
D’emblée s’agirait-il de rappeler que les premières expériences de la sorte ne furent pas de flambantes réussites. À Singapour, qui avait pourtant mis le paquet en termes de communication et baptisé son application « Trace Together » (les amateurs de novlangue technologique apprécieront), seulement 16% de la population – invitée à télécharger l’application sur la base du volontariat – y a eu recours et les résultats ont été plus que modestes. La cité-État a finalement été contrainte d’ordonner un confinement général. Mais peut-être, en France, serions-nous plus doués ? Plus volontaires ?
Les limites en termes d’efficacité d’une telle application ont été largement commentées. Aussi ne s’agit-il pas de s’étendre sur ce point. Résultats vagues, risque de nombreux faux-positifs (des individus se déclarant malades alors qu’ils ne le sont pas), précision approximative de la technologie Bluetooth, faux sentiment de sécurité qui pourrait inviter à se relâcher sur les gestes barrières… la liste n’est pas exhaustive et elle est fort bien détaillée par l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net. Mais là n’est pas, en vérité, l’enjeu principal.
Ce qui interpelle tout particulièrement dans cette séquence StopCovid, c’est l’écran de fumée qu’elle occasionne et surtout l’obsession « techno-solutionniste » qu’elle révèle une nouvelle fois. Outre le gouvernement, qui excelle dans l’art de la diversion et n’aspire qu’à plus de contrôle sur sa population, toute l’intelligentsia technophile est de sortie. La palme de la tartufferie revient sans nul doute à Gilles Babinet, « serial-entrepreneur », vice-président du Conseil national du numérique (CNum) et « digital champion » (sic) de la France, autrement dit promoteur du numérique auprès de la Commission européenne, qui s’est saisi de sa plume pour nous rappeler qu’il ne faut pas « jeter la tech avec l’eau du bain ». Les objections au projet d’application StopCovid relèveraient d’un _« déni du potentiel de la technologie », les critiques en termes de surveillance et de sécurité des données de « mauvaise foi » et d’ajouter, cerise sur le gâteau, que le déficit de numérisation des hôpitaux, en particulier en ce qui concerne le « dossier médical partagé » (DMP), s’est révélé un « facteur majeur de dysfonctionnement de notre réponse au virus ; les autorités en charge du respect des libertés individuelles ont été particulièrement vaillantes pour éviter que le DMP ne se fasse ». Le manque de numérisation est ainsi mis en avant, et non les 12 milliards d’euros de coupes budgétaires imposées en dix ans à l’hôpital public. Faire de l’hôpital une entreprise comme une autre, soumise à des logiques de rentabilité insoutenables ? L’impréparation de l’État français face à la pandémie est patente.
La voie ouverte à de nouvelles discriminations
Naturellement, il ne manquait plus à la tribune de Gilles Babinet que de brandir l’épouvantail des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), figure rhétorique désormais bien connue de tous. « Penser que le remède [une application de contact tracing] est pire que le mal, écrit-il donc, revient à mon sens à considérer que ces technologies sont plus fortes que les principes démocratiques sur lesquels nous avons fondé nos sociétés ; à moyen terme, c’est aussi se soumettre à de nouvelles formes de pouvoirs de type Gafam, qui ne manqueront pas de saisir ces opportunités de services abandonnés par les États ». Bingo, la grille technophile et solutionniste est complète.
À dire vrai, ce genre de tribune est insupportable tant elle confine à la mauvaise foi et perpétue, inlassablement, le credo techno-solutionniste, auxiliaire de choix du néolibéralisme. À chaque problème, sa solution technique. Qu’on se le dise, aucune application n’est sûre et inviolable. L’anonymat promis, notamment par le secrétaire d’État au numérique Cédric O, est impossible à garantir, comme l’a d’ailleurs récemment rappelé un collectif de spécialistes en cryptographie, sécurité et droit des technologies. Recoupements et identifications sont possibles. Déjà, en Corée du Sud, où un tel dispositif a été mis en place, de nombreux citoyens ont dénoncé une véritable « chasse aux sorcières » et une stigmatisation des personnes infectées, jugées irresponsables ou immorales. Les applications de traçage prêtent le flanc, ni plus ni moins, au règne de la suspicion généralisée où chacun voudra surveiller son voisin, où chacun deviendra un auxiliaire de police, pour reprendre les mots du journaliste Olivier Tesquet. Elles ouvriront la voie à de nouvelles discriminations. En Italie, ainsi parle-t-on de restreindre l’accès à certains lieux pour les personnes qui refuseraient d’installer une application de « contact tracing », quand on n’évoque pas l’idée de « bracelets électroniques » pour les personnes âgées. Les notions de volontariat et de consentement éclairé, brandies en étendard, sont des miroirs aux alouettes.
Il va sans dire qu’un tel dispositif invitera également à une extension du champ de la surveillance. L’« effet cliquet » a déjà pu être observé à de nombreuses reprises. Le « temporaire » devient vite la règle. Ainsi en a-t-il été de nombreuses mesures policières prises lors de l’état d’urgence consécutif aux attentats islamistes en France. Nul doute également que la collecte de données de santé aiguise l’appétit de bon nombre d’entreprises. Aussi, Gilles Babinet a raison sur ce point, les géants du numérique sont sur les rangs. À dire vrai, il s’agit pour eux d’un objet de convoitise, d’un graal, depuis longtemps. Google ne s’attelle-t-il pas ainsi à nouer des partenariats avec des hôpitaux quand il ne collecte pas des données médicales sans le consentement des patients, comme ce fut le cas avec son projet « Nightingale » révélé en 2019 ? Il en va de même lorsque ces mêmes géants du numérique nous proposent des applications de « santé » et autres montres et bracelets connectés. Les compagnies d’assurances et les banques – entre autres – nourrissent le même rêve. Collecter des données, affiner leurs produits, créer du profit. Il y va de la survie du capitalisme. Le solutionnisme technologique n’est qu’un de ses appendices.
Le monde d’après ne devra pas être plus technologique, il devra être plus économe, plus frugal, plus simple
La plaisanterie a assez duré. Et à court terme, il est temps d’affirmer un refus franc et net. Il n’y a pas de place pour la demi-mesure, pour les « oui mais ». Nous n’avons pas besoin d’application de traçage pour lutter contre le coronavirus, qu’elle émane d’un gouvernement ou d’une multinationale. Nos données de santé n’ont pas à être collectées. Nous avons besoin de masques, de tests de dépistage et de gestes barrières. De solidarité et d’entraide. Nous avons besoin d’un gouvernement qui planifie et anticipe. Nous avons besoin d’un hôpital public largement doté où le personnel soignant travaille dans des conditions dignes. Nous avons besoin d’humain. Nous n’avons pas besoin d’application comme nous n’avons pas besoin de drones qui survolent Paris ou Nice, et comme demain nous n’aurons pas besoin de reconnaissance faciale dans nos rues. Car la brèche qu’ouvrent les applications de « contact tracing » est bien celle-ci. Celle de la banalisation de technologies inefficaces mais hautement policières et liberticides, qui feront basculer, sans doute aucun, le monde dans un cauchemar généralisé. Répétons-le, il n’y a aucune solution technologique à trouver face à la pandémie, comme il n’y a pas de solution technique à trouver face au réchauffement climatique et aux ravages du modèle capitaliste. Le monde d’après ne sera pas et ne devra pas être plus technologique. Bien au contraire, il devra être plus économe, plus frugal, plus simple. Une « simplification du monde », comme l’appelait de ses vœux le visionnaire Ivan Illich, dans son essai La Convivialité, publié en 1973. C’est un prérequis pour envisager les mois et années qui viennent, briser « quoi qu’il en coûte » cette spirale techno-solutionniste qui, sous l’étendard du pragmatisme, ne fait que pérenniser le dogme néolibéral, véritable cause de tous nos maux. Ne plus se leurrer en évoquant les bénéfices et limites de telle ou telle innovation, mais bien plutôt interroger et agir sur les vraies causes. Sur ce sujet, il y a tant de choses à dire, tant de passionnants projets à nourrir.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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