De Chicago à la Seine-Saint-Denis, le Covid-19 exacerbe les inégalités raciales
Henry Shah et Chayma Drira, chercheurs en sciences sociales, sont tous deux engagés contre les discriminations et la pauvreté urbaine. De leurs lieux de vie respectifs, ils tirent une analyse comparatiste France / États-Unis sur les inégalités raciales face à la pandémie.
Avec des histoires urbaines, politiques, migratoires différentes et inscrites dans des cadres normatifs contrastés, la ville de Chicago et le département de la Seine-Saint-Denis sont néanmoins confrontés à la même hécatombe. Le regard croisé sur les deux contextes permet de s’interroger sur la pertinence de la variable raciale dans la reproduction d’inégalités face au virus. L’inquiétante surmortalité des personnes racisées dans les quartiers pauvres américains et français met à nu un autre fléau que le Covid-19 : le privilège blanc.
Aux États-Unis, les inégalités d’accès au soin affectent historiquement les Noirs du pays. D’après les premiers résultats des Centres de contrôle et de prévention des maladies parus ce mois d’avril, les Africains américains représentent 33 % des hospitalisations liées à la pandémie alors qu’ils ne comptent que pour 13 % dans la population nationale. En Louisiane, les Noirs représentent 70% des décès alors qu’ils ne comptent que 33% de la population. Les chiffres sont tout aussi vertigineux dans l’Illinois où à Chicago les Africains américains, qui composent un tiers de la ville, constituent 72% des décès. Dans le quartier populaire d’Englewood à Chicago, qui abrite une population presque exclusivement noire, l’espérance de vie plafonne à 60 ans. La discrimination raciale s’inscrit sur les corps d’une communauté où les maladies chroniques (diabète, hypertension, asthme, problèmes cardiaques etc.) sont légions. Cette explosion de la mortalité dû au Covid-19 est un indicateur effroyable de la vulnérabilité des vies non-blanches que la société tout entière doit regarder et corriger.
En France, les moyens mis à dispositions par l’État sont depuis longtemps inégaux par rapport à d’autres territoires. En Seine-Saint-Denis, le système de soins est structurellement sous-doté avec trois fois moins de lits de réanimation qu’à Paris. Plus de la moitié des communes du département se trouve dans une zone d’intervention prioritaire de lutte contre la désertification médicale. La surreprésentation de populations dites noires et arabes dans les quartiers populaires de la Seine-Saint-Denis, attestent l’existence de mécanismes en partie analogues au contexte américain. Mais la représentation unitaire de la nation, dominante, depuis le début de la crise sanitaire, interdit de mesurer systématiquement l’inégalité raciale. L’invocation des discriminations territoriales pour décrire les difficultés de la Seine-Saint-Denis – département le plus pauvre de la Métropole – constitue une alternative rhétorique à la reconnaissance publique des discriminations raciales. Cette prise de distance avec le paradigme des discriminations raciales est révélatrice des tentatives de contournement du problème, et de l’illégitimité persistante de la question raciale en France.
Pourtant, de Chicago à la Seine-Saint-Denis, les personnes racisées sont en première ligne face à cette épidémie, contraintes d’aller travailler la peur au ventre. Livreurs, chauffeurs de bus, aide-soignants, caissières, femmes de ménage, ou encore ouvriers du BTP tiennent à bout de bras des pays fragilisés par une crise sanitaire sans précédent. Ces corps, exposés à l’épuisement physique et à un risque biologique invisible, sont noirs, latinos, arabes, asiatiques, ou rroms.
Le choix d’une politique policière
Mais dès les premiers jours du confinement les reportages sur le non-respect du confinement dans les quartiers populaires se sont multipliés. Dans un contexte de peur sociale face à la pandémie, ces affirmations se contentent de reprendre les images médiatiques des quartiers populaires présentés comme des « Territoires perdus de la République ». Ces affirmations occultent le choix d’une politique policière et punitive de gestion du confinement, en France comme aux États-Unis, conduisant à de nouvelles confrontations entre policiers et habitants des quartiers pauvres.
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Plusieurs villes de banlieue parisienne se sont récemment embrasées après qu’un motard ait été grièvement blessé à Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine) en percutant la portière d’une voiture de police. Depuis plusieurs jours, des violences urbaines ont eu lieu simultanément à La Courneuve, Aulnay-Sous-Bois ou encore Villepinte, témoignant d’un climat délétère provoqué par la surveillance généralisée des habitants. Ce sentiment d’insécurité est également éprouvé aux États-Unis où l’achat d’armes à feu à exploser. Encouragé par l’appel de Donald Trump à la reprise économique, des manifestations armées contre le confinement ont vu le jour dans plusieurs états du pays, du Michigan au Minnesota, certaines organisées par le mouvement d’extrême-droite Infowars. Ces protestations violentes s’ajoutent aux agressions contre les personnes d’origine asiatique, et à la propagations de rumeurs antisémites sur les réseaux sociaux sur l’origine du virus par des sites complotistes d’extrême droite.
Dans le South Side de Chicago comme dans les villes les plus pauvres de Seine-Seine-Denis, la précarité induit de surcroît une plus grande promiscuité dans les logements et rend les mesures de confinement plus difficiles à respecter. La supportabilité du confinement diffère selon qu’il se déroule dans une résidence secondaire ou dans un ghetto. Les conséquences sur la santé physique et psychique ne sont pas identiques dans les deux situations. Quitter temporairement la ville pour la campagne sans risquer de perdre son emploi demeure un privilège de classe, mais également un privilège blanc. La notion de privilège blanc permet de mettre à jour les effets systémiques du racisme, aussi bien pour les personnes qui en souffrent, que pour celles qui ne le subissent pas, mais en tirent néanmoins avantage.
De Chicago à la Seine-Saint-Denis, la crise sanitaire que nous traversons ne fait qu’exacerber les positions subalternes des groupes minoritaires. Tout en bas de l’échelle de valorisation des vies, les habitants des quartiers populaires habitent des tiers-lieux stigmatisés racialement. Selon la formulation de l’universitaire américaine Ruth Wilson Gilmore, _« le racisme est la production et l’exploitation de la vulnérabilité à la mort précoce, sanctionné par l’État ou produit hors contexte légal, et différencié par le groupe ». La pandémie du Covid-19 est une nécropolitique, révélant au grand jour la vulnérabilité existentielle, et l’exposition permanente à la mort des personnes racisées.
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