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Trois ouvrages décryptent l’évolution du travail journalistique, dont l’indépendance est de plus en plus menacé. Et alertent sur sa nécessité pour garantir la démocratie et les libertés.
dans l’hebdo N° 1598 Acheter ce numéro
Jeune pigiste volontaire qui, écœurée par « une porosité toujours plus forte entre le service publicité, le service événementiel et la rédaction » observée dès son premier poste, a alors fait « le choix de la précarité », Sophie Eustache propose dans Bâtonner (1) une analyse fine du métier de journaliste aujourd’hui, où « le système médiatique tel qu’il est structuré est source de dilemme : travailler pour une presse indépendante qui paie au lance-pierre ou pour les journaux bourgeois, dont les tarifs sont plus élevés ». Et, soutenue par sa famille, elle note – non sans ironie – la mainmise du capital dès ses cours dans une « école privée de journalisme, l’Institut européen de journalisme, promotion “Yannick Bolloré” ». Car l’école se glorifie que chacune de ses promotions bénéficie de « prestigieux parrains », qui « président les cérémonies de remise des diplômes » et « contribuent à faire évoluer les cursus afin que [ses] diplômes soient toujours en phase avec les besoins et attentes du marché ». Cela a le mérite d’être clair ! Avec le « prestige » comme premier critère, la liste des parrains n’étonne pas : Léa Salamé, Stéphane Bern, Charles Villeneuve, Alain Weill (BFM, entre autres), Denis Olivennes et donc Yannick Bolloré, PDG de Havas, fils de Vincent (groupe Canal)… Sophie Eustache décrit ainsi avec précision, non seulement la concentration des organes de presse dans des groupes capitalistiques mastodontes, mais surtout « le raffinement des méthodes managériales » en vigueur. Et, à l’heure d’Internet, les conditions de travail des deskeurs, « “OS” de l’information » ou « journalistes en fauteuil [qui] écrivent entre six et huit articles par jour », « sans discontinuer, pour alimenter le site web ». Une mutation de l’activité journalistique qu’elle résume dans le titre de cet essai sans concession, par le verbe « bâtonner », c’est-à-dire dans le jargon « copier-coller une dépêche en la remaniant à la marge, symptôme ordinaire d’une dépossession des travailleurs ».
Mais la tâche est rude également pour les titres ayant fait le pari de la qualité et, d’abord, de l’indépendance. Belles réussites récentes dans le paysage médiatique hexagonal, Le 1, créé en avril 2014, suivi par Zadig et America, cofondés par l’ex-directeur du Monde Éric Fottorino, s’attachent à respecter ces principes. Dans ces titres sans publicité – donc sans pression des annonceurs –, les journalistes ont du temps et une large autonomie pour préparer, fouiller, enquêter. Mais, au fil de la sélection d’articles d’Éric Fottorino (parus dans Le 1) qui constitue ce volume, on voit la difficulté de survivre dans un environnement concurrentiel, en particulier lorsque le choix a été fait d’une diffusion uniquement sur papier. C’est peut-être ici que le projet courageux de Fottorino pourra sembler fragile. Car en refusant la primauté du numérique, Le 1 se trouve sans doute pris dans une contradiction fondamentale, puisque les journaux papier sont paradoxalement soumis au contrôle de « l’ancien monde » : celui d’une presse dépendante, comme le raconte Fottorino, des aléas concernant le papier, l’impression et la distribution.
Mediapart incarne au contraire un certain renouveau, également sans annonceurs, mais pariant que l’investigation et la qualité seraient capables seules d’attirer des lecteurs prêts à payer pour une information solide, vérifiée, des enquêtes et des révélations. Habitué des manifestes en faveur de l’importance de la presse en démocratie, son fondateur, Edwy Plenel, s’est cette fois intéressé, dans une véritable enquête historique, à l’origine des principes garantissant au peuple le droit d’être informé, afin d’être en capacité d’exercer ses droits. Le journaliste a ainsi exhumé la maxime de Jean Sylvain Bailly, premier président de l’Assemblée constituante et premier maire de Paris : « La publicité est la sauvegarde du peuple. » En 1789, la publicité signifie « tout ce qui doit être public et rendu public ». À ses débuts, la Révolution française a été marquée par l’éclosion d’innombrables journaux, fruits d’une immense volonté d’expression et de soif d’information. Bientôt, ils furent limités, contrôlés, censurés. À partir de cette histoire, Plenel tire la leçon de la nécessité impérieuse de la publicité des informations, adaptée à notre époque, où le numérique doit connaître l’appropriation démocratique des organes de presse, comme la Révolution l’avait fait avec l’imprimerie. Sans être achetés par les puissances financières. Que son vœu puisse se réaliser !
(1) Bâtonner. Comment l’argent a détruit le journalisme, Sophie Eustache, éd. Amsterdam, coll. « L’ordinaire du capital », 120 pages, 10 euros.
(2) La presse est un combat de rue, Éric Fottorino, Le 1/éd. de l’Aube, 248 pages, 20 euros.
(3) La Sauvegarde du peuple. Presse, liberté et démocratie, Edwy Plenel, La Découverte, 208 pages, 14 euros.