L’Algérie se confine toute seule
Un an de Hirak a soudé le peuple, qui redoute la pandémie alors que les services de santé, comme tous les services publics, sont sinistrés. La défiance envers le pouvoir s’accroît encore.
dans l’hebdo N° 1597 Acheter ce numéro
Il est 11 heures, le docteur Abdallah Aggoune quitte son appartement d’Alger, direction Bougara, dans la wilaya de Blida, à quarante-cinq minutes de route – en temps normal. « Je n’ai jamais été aussi vite au cabinet depuis la fin de la décennie noire. D’ailleurs, avec le confinement total de la région de Blida, j’ai des réminiscences de cette sale époque. Les barrages de police partout, la route vide… »
Le médecin généraliste tient depuis trente-neuf ans son cabinet dans la petite ville. Malgré la situation alarmante de cette région, il s’y rend tous les jours, et son cabinet ne désemplit pas. Aux consultations s’ajoutent depuis le début de la pandémie Covid-19 les appels de patients inquiets sur son téléphone personnel. « Je suis obligé de faire des consultations téléphoniques et j’envoie les ordonnances par SMS, j’ai trop de malades au cabinet, je ne peux pas tous les recevoir. » Malgré la mise en confinement total de la wilaya de Blida, les médecins n’ont reçu aucune aide spécifique de l’État. « Je n’ai ni masques ni gants, c’est une catastrophe, nous n’avons rien pour faire notre travail sans risquer d’être à notre tour contaminés. »
Abdallah Aggoune est attaché à ces familles avec lesquelles il a traversé dix ans de terrorisme. « Je fais ça pour eux. Il y a vingt-cinq ans que je suis ici, je ne peux pas les laisser livrés à eux-mêmes, surtout pas maintenant. » Touché, il ajoute : « Me voyant passer mes journées au cabinet, certains patients me font des courses ; nous veillons les uns sur les autres. » À près de 67 ans, le médecin a également ouvert une page Facebook où il poste des vidéos incitant les gens à rester confinés, rappelant les règles d’hygiène à suivre.
Comme lui, ils sont nombreux à avoir décidé de sensibiliser la population par le biais des réseaux sociaux, en faisant des lives vidéo et en ouvrant des pages dédiées. Du côté de Tizi Ouzou, les médecins ont mis en place une veille téléphonique pour éviter l’encombrement des hôpitaux, en plus de la page « Tbkoum » (« votre médecin »). Le téléphone à la main, Linda* est épuisée : « Nous n’aurons pas les moyens d’accueillir tous les malades. C’est impossible. Déjà en temps normal, c’était compliqué, alors maintenant… » -Rencontrée quelques mois plus tôt à la marche du Hirak (1) à Tizi Ouzou, Linda, 28 ans, se bat depuis des années pour l’amélioration du système de santé en -Algérie. « Nous avons peur, nous allons tous être réquisitionnés pour lutter sans matériel, sans moyens et sans lits suffisants. On ne sait pas comment on va gérer ça, lorsqu’on voit ce qui se passe en Italie, en Espagne, en France. Notre gouvernement ne semble pas s’inquiéter outre mesure. Nous, on ne dort plus. » Son téléphone sonne, à nouveau.
Manifester
Le très sacré prêche du vendredi ne se fait plus entendre. Troublant pour tout le monde ici. « On sait que l’on est vendredi grâce à la grande prière du jour saint, c’est bizarre de ne pas l’entendre, l’air est vide. Je n’avais pas imaginé la fin du monde comme ça. » Ce jeune homme, casquette sur la tête et un masque comme vissé sur le visage, s’éloigne, le regard souriant, il rejoint ses copains. Ces garçons discutent des bons gestes, malheureusement aucune des consignes qu’ils énumèrent n’est respectée. La main gantée porte la cigarette à la bouche.
L’artère principale d’Alger-Centre, rue Didouche-Mourad, est vide, enfin presque. Mehdi* est un hirakiste de la première heure. Ces derniers temps, il avait perdu sa motivation, fatigué de ne rien voir changer, mais il a continué à sortir manifester. « La manifestation est presque chez moi », ironise-t-il. Il habite dans cette même rue, un petit appartement en rez-de-jardin, avec deux chambres, un salon, une cuisine. « En fait, ce n’est pas chez moi, c’est chez ma grand-mère. Je vis là, mes cousines sont dans cette chambre, ma grand-mère dort dans le salon avec mes neveux. Ma femme, nos deux enfants et moi, on dort là. » Mehdi montre une pièce avec, comme seule fenêtre, une fente dans le mur donnant sur les escaliers de l’immeuble. Il est presque midi, l’odeur du repas familial embaume l’appartement où la lumière du jour ne pénètre jamais. « Je sais que je ne devrais pas sortir, ma grand-mère est une personne fragile, mais regardez, on fait comment pour rester enfermés, tous ici ? C’est impossible. » Il a tout fait pour demander un logement social, mais rien. « C’est aussi pour ça qu’on est sortis, depuis un an. Ils nous ont tout pris. » Ce « ils », c’est l’élite politique et économique algérienne des années Bouteflika, dont une partie est en prison aujourd’hui. Mehdi ne décolère pas. « En Algérie, on doit payer une année de loyer d’avance, vous imaginez ? On fait comment lorsqu’on a un salaire de misère ? Et encore faut-il avoir un boulot ! »
Civisme
Toutes les boutiques ont fermé à l’exception de quelques épiceries et étals de fruits et légumes. Les commerçants ont, en grande partie, mis en place un dispositif de sécurité sanitaire. Pas plus de deux personnes dans la boutique. Depuis quelques jours, neuf autres villes ont été mises en confinement partiel dans le pays. Alors que la situation est de plus en plus critique en Europe, le président élu en décembre, Abdelmadjid Tebboune, n’a fait aucune annonce en direction du secteur de la santé. Ce qui n’est pas rassurant.
Un peu plus loin, quelques personnes viennent de se croiser, tenue complète, masques, gants, lunettes de soleil, capuches. Les visages ont l’air grave, plus d’un mètre de distance, aucun contact physique. Les mains chargées de courses, elles échangent. Le coronavirus est sur toutes les lèvres. « Nous avons tous choisi de nous confiner, il y a treize jours maintenant. Les Occidentaux disent qu’ils sont en guerre contre le virus et notre président, le lendemain, dit qu’il a la situation sous contrôle. C’est une blague ! » ironise l’une d’elles. « D’ailleurs, tout rassemblement de plus de deux personnes est interdit. » Elles rient, une autre lance : « Attention, dans quelques heures, c’est le couvre-feu, de 19 heures à 7 heures. Personne n’a compris, dans une capitale sans vie nocturne. » Elles se séparent.
Conscientes du danger et du risque amplificateur que peuvent provoquer les manifestations, quelques figures emblématiques du Hirak ont décidé de prendre la responsabilité de sensibiliser la population. Médecins, infirmier·es, journalistes, stars du petit et du grand écran comme de la chanson incitent les gens à ne plus sortir manifester ; la marche étudiante du mardi a également été suspendue. Un civisme incroyable s’est rapidement mis en place. Alors que certains, organisés par quartier, s’occupent de nettoyer les routes et parties communes, d’autres récupèrent des masques et des gants pour en faire don aux médecins dans le besoin. Près de Tizi Ouzou, une salle des fêtes est aménagée en centre d’accueil pour les personnes sans abri.
Aziz a 30 ans. Il vit dans une cité-dortoir d’Alger : « Les gens ont peur, les Algériens ne croient plus aux pouvoirs publics et ils sont parfaitement conscients de la situation en Algérie et des capacités du pays à gérer ce genre de situation de crise, c’est-à-dire zéro. Notre système de santé est à l’agonie. Il n’y a pas un Algérien qui ne le sait pas. »
Au moment de la panique provoquée par le coronavirus et le confinement, les échanges commerciaux ont été suspendus, alors que -l’Algérie dépend essentiellement de l’importation pour certaines denrées alimentaires, comme le blé. Dépôts d’État et épiceries sont pris d’assaut, il est devenu impossible de trouver de la semoule fine, très utilisée dans la fabrication des pains traditionnels. Paradoxalement, les boulangeries et dépôts de pain ont du mal à écouler leur stock. « Les gens pensent que le pain est contaminé, et comme ils sont confinés, ils préfèrent le faire à domicile », explique le boulanger à Aziz.
Un État face à l’exercice du pouvoir. Abdelmadjid Tebboune a été élu le 12 décembre 2019 au terme d’une élection très controversée qui ne s’est faite qu’à un tour, avec des wilayas privées de bureaux de vote et un fort taux d’abstention. Un gouvernement considéré par une partie de la population comme illégitime. Ne fonctionnant que par effets d’annonce. Donnant ici le sentiment de deux mondes naviguant en parallèle. Grande alliée économique de l’Algérie, la Chine a envoyé, le 27 mars, une équipe de médecins, avec dans leurs bagages des matériels pour assistance respiratoire, des masques, des tenues de protection et des tests de dépistage.
Le bilan officiel fait état de 30 morts et près de 500 cas de coronavirus identifiés au 29 mars. Des chiffres qui, pour de nombreux Algériens, ne sont pas réalistes. « On n’a pas de tests. On ne sait pas combien de personnes ont été en contact avec des cas avérés. Les gens doivent absolument rester chez eux, on court à la catastrophe », ajoute Aziz avant de monter dans sa voiture.
Il est 18 h 30, un haut-parleur hurlant : une patrouille de police ordonne aux gens de rentrer chez eux afin de respecter le couvre-feu imposé dans la capitale du plus vaste pays d’Afrique. Quelques minutes plus tard, l’appel à la prière retentit, la voix du muezzin résonne dans les hauteurs d’Alger, l’edden (appel à la prière) finit par « Priez chez vous ». La voix d’un imam plus loin, portée par le vent : lui a fait le choix de faire une prière et des invocations « implorant la miséricorde de Dieu ». L’ambiance des rues d’Alger a changé : fini les bouchons interminables et les klaxons, tout a été remplacé par les chants des oiseaux.
* Les prénoms ont été changés.
(1) Le Hirak (révolution) est le nom donné au mouvement populaire en cours en Algérie, né en février 2019 contre la candidature de Bouteflika à l’élection présidentielle, et réclamant un changement de régime politique.
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