Le Conseil d’État, ou l’abandon des contre-pouvoirs
Ultime recours administratif vanté comme le garant des libertés fondamentales, le Conseil d’État, assailli de requêtes contre l’action du gouvernement, agit tel un soutien indéfectible du pouvoir et rejette à tour de bras. Son échec traduit celui des contre-pouvoirs français.
Dans une pompeuse salle d’audience du Palais-Royal, typiquement IIIe République, les bancs de velours rouge accueillent la presse, tandis que les parties en présence s’installent l’une en face de l’autre derrière les bureaux disposés dans la longueur de la pièce. Au centre, la présidente, surplombée par une peinture de Benjamin Ulmann : Allégorie du droit. Bienvenue dans la salle du contentieux du Conseil d’État. (Photo)
En ce mardi 14 avril 2020, les représentants des barreaux de Paris et de Marseille affrontent ceux des ministères de la Justice et de la Santé. Les avocats requièrent du Conseil d’État qu’il oblige le gouvernement à fournir en masques et en protections tribunaux, commissariats, prisons, etc. Tous ces lieux dans lesquels le plan de continuité de la justice impose le maintien des procédures d’urgence où la présence d’un avocat est obligatoire.
L’objectif : défendre leur droit à la santé, celui des autres auxiliaires de justice et des justiciables, mais, aussi, protéger le droit à la défense. Leurs chances d’obtenir gain de cause sont minces. Depuis le début de la crise sanitaire, cette salle du contentieux voit les requêtes d’urgence contre l’action du gouvernement le plus souvent balayées par la haute instance française. Au 15 avril : 41 rejets avaient été prononcés sur 46 requêtes, soit 90%.
Ces demandes émanent principalement de secteurs professionnels. Les personnels pénitentiaires demandaient plus de masques, de gants et de gel. Rejeté. L’Observatoire international des prisons, des mesures sanitaires pour les détenus. Rejeté. Les personnels d’Ehpad et représentants de familles, des tests en masse dans les établissements pour personnes âgées. Rejeté. Des associations, la réquisition de lieux d’hébergement pour les migrants ou encore, pour les sans-abri. Rejeté. Avant eux, fin mars, les médecins de la région PACA réclamaient la réquisition d’urgence des lignes de production industrielle pour la fabrication de masques. Rejeté…
Dans quel régime se réclamant de la démocratie peut-on se satisfaire de décisions qui balayent toutes les requêtes, comme s’il était hérétique de critiquer l’action gouvernementale ?
s’insurgent les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth dans une tribune parue dans Le Monde. « Dans les ordonnances de rejet, il y a souvent des injonctions dans lesquelles le juge fait partiellement droit à la requête, tempère Me Louis Boré, président de l’ordre des avocats aux Conseils. La mention “en l’état de l’instruction et à la date de la présente ordonnance”, utilisée systématiquement, signifie bien au gouvernement que, dans l’état actuel des choses, leur action n’est pas jugée illégale mais qu’elle pourrait l’être. C’est une mise en garde. »
Un discours assez proche de celui de Bruno Lasserre, vice-président du Conseil dans une « contre-tribune » parue dans le journal Le Monde : « Dans beaucoup de cas, le Conseil d’État a rejeté mais après avoir fait faire beaucoup de chemin grâce à l’audience, et ses invitations ont été prises en compte par l’administration. » Des décisions qui, pour ses détracteurs, se confondent avec des « conseils » au gouvernement qui avaliseraient l’action étatique.
Ces décisions prennent presque la forme de circulaires ou de recommandations : Le Conseil d’État confond ses rôles de juge et de conseiller de l’exécutif.
dénonce Me Gérard Tcholakian, partie prenante de la requête des robes noires et membre du Syndicat des avocats de France. Pire : le 3 avril, le Conseil a rejeté – sans même une audience – la requête contre les mesures relatives à la détention provisoire prises par ordonnance du gouvernement le 25 mars dernier. L’instance, vantée comme dernière garante des libertés fondamentales, a ainsi acté la possibilité, pour la première fois dans notre histoire républicaine, qu’un ministre et non plus un juge décide du prolongement de plein droit des détentions.
« Le Conseil d’État ne pouvait que la rejeter car cette requête n’aurait pas dû être déposée sous la forme d’un “référé-liberté” mais d’un “référé-suspension” », estime Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Panthéon-Sorbonne. Le premier permet d’obtenir du juge « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle l’administration aurait porté atteinte de manière grave et manifestement illégale ». Le second référé demande « la suspension de l’exécution d’une décision administrative sur laquelle il existe un doute sérieux sur la légalité ». « Les procédures du Conseil ne sont pas adaptées à un état d’urgence de type militaire comme nous le vivons aujourd’hui », admet Paul Cassia.
Pour Louis Boré, qui défendait la requête, « les mesures relatives à la détention provisoire sont une atteinte à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme [relative au droit à la liberté et à la sûreté]. Le Conseil d’État pouvait censurer l’ordonnance, et ce même si le vice invoqué réside dans la loi elle-même ». La loi d’urgence adoptée le 23 mars au Parlement… après avis favorable du même Conseil d’État. À cette occasion, il avait même été plus loin que le gouvernement sur les pouvoirs octroyés à l’exécutif en proposant d’augmenter de douze jours à un mois le délai d’intervention du Parlement – soit d’un contre-pouvoir – après la déclaration d’état d’urgence sanitaire.
Juge et partie ?
Une question émerge alors : le Conseil d’État peut-il juger en toute indépendance une loi qu’il a lui-même validée ? Pour Louis Boré, ça ne fait aucun doute : « Ce ne sont pas les mêmes qui donnent les avis et qui jugent. » La règle du déport prévaut : un membre ne peut juger de la légalité d’une décision s’il a contribué à un avis concernant cette décision. Mais il n’est pas possible de le vérifier : la liste nominative des membres de la commission permanente à l’origine de cet avis – outre le vice-président du Conseil – n’est pas publique. Par ailleurs, cette règle du déport ne s’applique pas au vice-président, choisi par le président de la République « parmi cinq ou six candidats proposés par le ministère de la Justice, membres du Conseil d’État titulaires d’un rang qui le permet », nous explique-t-on au Conseil d’État. Bruno Lasserre a été nommé en octobre 2018 par Emmanuel Macron. La proximité avec le pouvoir politique ne peut que questionner sur l’indépendance réelle du Conseil.
Ce 14 avril, face aux barreaux de Paris et de Marseille, le ministère de la Santé est représenté par son directeur des affaires juridiques : Charles Touboul, haut fonctionnaire… maître des requêtes au Conseil d’État depuis 2012. Un rôle qui peut faire de lui un juge du contentieux administratif ou un conseiller du gouvernement. Entre juillet 2018 et septembre 2019, M. Touboul a même été porte-parole du Conseil avant d’être détaché au ministère. À ses côtés, l’une des voix du ministère de la Justice est portée par son directeur des affaires civiles et du Sceau, Jean-François de Montgolfier… lui aussi maître des requêtes au Conseil d’État depuis 2015, en détachement.
Dans la salle d’audience, la présidente, Christine Maugüé – ancienne directrice de cabinet de Christiane Taubira – est donc tenue de juger l’action d’un gouvernement défendu par deux de ses pairs. « Il y a eu par le passé des annulations de textes par le Conseil, dont les auteurs sont aussi membres du Conseil : ça ne leur fait pas peur, plaide Louis Boré. Ces allers-retours n’ont pas pour conséquence de donner systématiquement raison à l’administration. Les membres n’ont pas peur de critiquer le gouvernement. » On se souvient effectivement de l’avis sévère du Conseil d’État à propos de la réforme des retraites.
Mais la proximité de ses membres – majoritairement issus de l’ENA – avec le monde politique semble participer à donner aux discours gouvernementaux un poids particulier dans la balance des débats. Dans certaines ordonnances de rejet, des bribes d’annonces présidentielles ou ministérielles, des promesses d’action future suffisent à considérer que « l’atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale » n’est pas recevable. Cette atteinte doit être évaluée « en tenant compte des moyens dont l’administration dispose ». Dans la mesure où la plupart des requêtes sont des demandes de moyens de protection dont les pouvoirs publics manquent : « On ne peut pas demander au Conseil d’État de juger en dehors des réalités ! » explique Louis Boré.
En pleine pénurie, si M. Macron dit qu’une commande suffisante de masques a été faite et qu’ils vont arriver dans les semaines à venir, inutile de l’obliger à réquisitionner des lignes de production industrielle pour produire plus. La communication du gouvernement, ses chiffres, ses analyses font foi. Dans certaines décisions :
Le Conseil d’État va jusqu’à admettre la présomption d’efficacité de la politique du gouvernement et ne remet pas en cause cette politique publique. Certes, le Conseil n’est pas habitué à juger des faits aussi “pratiques” mais, au regard des pouvoirs élargis de l’exécutif, il aurait dû, lui aussi, élever ses standards.
dénonce Paul Cassia. Trois semaines après les premières requêtes rejetées, les masques annoncés ne sont pas là et l’opacité perdure sur la gestion des stocks disponibles.
La vertigineuse carence des contre-pouvoirs
« Quelle est la doctrine du gouvernement en termes de masques ? » redemande la présidente aux représentants du gouvernement attablés ce 14 avril. « Priorité aux soignants », lance le ministère de la Santé. Une annonce contredite par le contenu des débats sur une autre requête – rejetée. Le 3 avril, les ministères s’étaient vantés des 17.600 masques quotidiens distribués aux personnels pénitentiaires. Ce mardi 14, les avocats dénoncent une livraison aux juges de la cour d’appel de Paris.
« D’où viennent ces masques ? De quels stocks ? », demande la présidente. Les ministères bottent en touche et se lancent dans une justification digne de ce que chaque Français a pu voir à la télévision ces dernières semaines. « Si les mesures barrières sont respectées, il n’y a pas lieu d’utiliser les masques », plaide le directeur des services juridiques (DSJ) de la Place Vendôme. « Pourquoi le président de la République en commande-t-il des millions, alors ? » rétorque Me Perrier.
Me Spinosi renchérit : « L’exercice réel du droit de la défense impose un contact direct et prolongé entre un avocat et son client, notamment au cours d’une audience afin de protéger la confidentialité des échanges : nous avons besoin de masques pour notre sécurité et celle des justiciables ! » Le DSJ ose alors : « Vous pouvez faire suspendre l’audience pour un échange confidentiel avec votre client. » Les avocats s’insurgent : cette suspension est à la discrétion du juge, « mais si vous voulez en arriver là, actons-le, clame Me Spinosi. Mais attendez-vous à des cascades de nullité de procédure : êtes-vous prêts à prendre ce risque ? »
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Dans ce contexte tendu, les nullités de procédures judiciaires risquent de devenir l’un des effets pervers de l’instabilité de tout le système. Et ce, parce que ces nullités menacent de s’étendre à toutes celles entachées par les mesures relatives à la détention provisoire. La Cour de cassation, plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français, a annoncé sur son site qu’en pleine crise sanitaire elle trancherait des questions juridiques, notamment celles relatives à la fameuse détention provisoire.
La Cour de cassation fait ainsi planer la menace de l’annulation d’une multitude de procédures pénales, fondées sur l’irrégularité d’une détention provisoire décidée par l’administration, au mépris de la séparation des pouvoirs
écrit, dans son blog, Roseline Letteron, professeure de droit public à la Sorbonne. La juridiction criminelle s’oppose ainsi frontalement au Conseil d’État. Ce bras de fer laisse apparaître la carence des moyens de contrôle de l’action du gouvernement.
En conséquence, l’une ou l’autre de ces juridictions devra transmettre la question au Conseil constitutionnel, qui tranchera en dernier recours. Or ce Conseil a lui-même lâché une partie de ses prérogatives : « Le 26 mars, il a admis que le délai de quinze jours nécessaire à l’élaboration d‘une loi organique, inscrit noir sur blanc dans le texte de 1958 et sur lequel il n’y a pas d’interprétation possible, pouvait ne pas être appliqué. Il a donc lui-même accepté de ne pas appliquer une loi constitutionnelle », s’étouffe Paul Cassia. Dans l’urgence, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel laissent ainsi les faits dicter le droit et non plus l’inverse.
Une situation périlleuse que Laurent Fabius, à la tête du Conseil constitutionnel, justifie dans une interview au Figaro par « l’accord du gouvernement et des deux assemblées parlementaires ». À l’heure où la mission d’information parlementaire sur la gestion de la crise par le gouvernement ne convainc personne, l’ensemble des contre-pouvoirs vacillent.
Dans leur tribune au Monde, les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth préviennent : « L’après-crise sanitaire exigera plus que jamais de repenser le rôle de nos contre-pouvoirs. » Et Paul Cassia d’ajouter : « Il faudra tout réinventer. »
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