Le spectacle continue !
Portées par des structures ou de manière individuelle, les initiatives en ligne, voire par téléphone, se multiplient, permettant de garder vivants les liens entre artistes et public. Et d’inventer de nouvelles formes.
dans l’hebdo N° 1597 Acheter ce numéro
Q ue fait l’art lorsqu’il est aux confins, aux limites ? Comment provoquer encore et toujours une stimulation de l’imaginaire, celui qui nous amène à penser, à interroger notre nature ? » Formulées par les deux musiciens et « artistes aventuriers » complices Pierre-Marie Braye-Weppe et Arnaud Methivier – PEM et NANO de leurs noms de scène – dès le 15 mars, soit le lendemain de l’annonce par le gouvernement de la fermeture des lieux culturels, ces questions se posent aujourd’hui aux artistes d’une manière particulièrement aiguë.
Dès les premiers jours du confinement, des réponses diverses voient le jour. Imaginé par Arnaud Méthivier, le Festival des arts confinés en fait partie. Pour « continuer de cultiver, d’enrichir, de transmettre, de questionner », lui et PEM partagent chaque jour à 19 heures plusieurs œuvres sur la plateforme Agora Off, créée par Antoine Méthivier, le fils d’Arnaud, étudiant à l’École supérieure d’art d’Annecy Alpes (ESAAA). Entre « confiné » et « isolé », pour PEM et les Méthivier, la différence est de taille.
Rassemblant un campus virtuel géré par Antoine et le festival de ses deux aînés, Agora Off suscite d’emblée l’enthousiasme des internautes. Parmi lesquels de nombreux artistes, qui soumettent aux deux « curateurs » – PEM et NANO préfèrent ce terme à celui de « programmateur », qu’ils jugent trop vertical – leurs œuvres de confinement. Vidéos, compositions musicales ou plastiques… Toutes les formes sont les bienvenues sur la plateforme, « à condition qu’elles soient, selon nous, de qualité », dit Arnaud Méthivier, qui mène depuis plusieurs années une réflexion sur la diffusion de l’art. Et qui dirige déjà plusieurs festivals singuliers, comme Arti Muntagnera dans la haute montagne corse. Cette expérience nourrit largement l’initiative, à ce jour l’une des plus riches des nombreuses propositions qui irriguent la toile.
Si la vidéo est de loin le média le plus utilisé par les artistes confinés, certains optent pour une technologie plus simple : le téléphone. C’est le cas de l’auteur et metteur en scène Julien Daillère, qui a créé, le 16 mars, le groupe Facebook « Artistes au téléphone ». Dans le but, dit-il dans sa première publication, de « faire connaître les possibilités, pour les artistes et pour les spectateurs-auditeurs, d’entrer en contact au téléphone ». Dix jours après ses débuts, le groupe compte près de 350 membres, dont une trentaine proposent, gratuitement ou contre rémunération, leurs services littéraires au bout du fil. À commencer par Julien Daillère lui-même, qui offre plusieurs choix à ses auditeurs : quelques-uns de ses Contes de la petite fille moche (2006), qu’il a longtemps interprétés lui-même, des poèmes de longueurs variées, des nouvelles et de courts textes de théâtre, des extraits de pièces plus longues, ou encore un texte en cours d’écriture.
Les amateurs d’écriture de l’intime peuvent quant à eux appeler Clyde Chabot, qui leur lira un extrait d’une œuvre inédite, A.D.Èle (Amie d’Enfance). Et les amoureux de la poésie trouveront leur bonheur sur la Ligne rose du Bordel de la poésie, initiative de la compagnie éponyme, dont la cofondatrice Zoé Besmond de Senneville trouve dans le téléphone « un espace de grande liberté ». « En n’étant pas confrontée au regard de l’autre, je me sens plus facilement capable de partager mes textes assez charnels, et que je souhaite enveloppants à la manière d’un cocon », dit-elle.
Parmi les lieux les plus actifs et innovants en cette période de désertion forcée des salles de théâtre, le Théâtre de la Colline met lui aussi le bon vieil appareil à contribution. Dans le cadre de son programme de confinement intitulé « Les Poissons pilotes de La Colline », lit-on sur son site internet, une soixantaine d’« artistes amis de La Colline proposent aux spectateurs de les appeler, chacun, pour leur faire lecture de poésie ou de théâtre quelques minutes ou plus ! ». Parmi eux, Anouk Grinberg, Alain Françon, Arthur H ou encore le directeur du lieu, Wajdi Mouawad, dont le Journal de confinement audio remporte depuis son lancement, le 16 mars, un franc succès.
Pour garder le lien avec les artistes et leur public, nombreux sont les théâtres qui ont réagi comme La Colline. Mais sous des formes diverses, qui vont de la mise en ligne de captations de spectacles jusqu’à la création d’œuvres en confinement, en passant par de nombreuses lectures. Leurs équipes poursuivant pour la plupart leurs missions en télétravail – ce dont des lieux moins dotés n’ont souvent pas les moyens –, les centres dramatiques nationaux (CDN) sont les plus dynamiques en la matière. À la tête de la Comédie de Valence, le metteur en scène, auteur et scénographe Marc Lainé a ainsi mis en place la « Grande Évasion », un « projet de créations en partage pendant la période de confinement, porté par plusieurs artistes de notre ensemble artistique », dit-il.
Avec la dramaturge et metteuse en scène Tünde Deak, Marc Lainé a par exemple lancé un récit de voyage imaginaire participatif, L’Échappée intérieure, dont les chapitres quotidiens sont écrits par qui veut, selon des règles précises. « Ce jeu amène un peu de joie dans ce contexte complexe. Il réactive aussi la notion de collectif, qui est centrale dans nos métiers et qu’il faut entretenir avec attention. » Avec le dessinateur Stephan Zimmerli, il a aussi construit un projet graphique participatif, le Carnet d’un voyage immobile. Le principe est simple : après une conversation par Skype durant laquelle l’invité répond à la question « Si tu pouvais te téléporter et échapper à ton lieu de confinement, quel lieu choisirais-tu ? », l’artiste dessine visage et paysage. À partir des mots que lui envoient les internautes à l’adresse indiquée sur la page Facebook du théâtre, Silvia Costa constitue elle aussi un carnet de la quarantaine. Tandis que la comédienne et metteuse en scène Marie-Sophie Ferdane lit sur des vidéos de plans fixes des extraits de J’ai oublié de Bulle Ogier. Pour, justement, ne pas oublier de jouer.
Au Phénix, scène nationale de Valenciennes, Romaric Daurier a opté pour une émission en streaming, diffusée tous les mercredis et vendredis à 21 heures. « Depuis dix ans, nous menons un important travail de numérisation des archives du théâtre. Dès le début du confinement, il m’a donc semblé évident de mettre en valeur des pans encore inédits de ce patrimoine, fait de nombreuses captations de spectacles et de conférences. Cela dans un espace-temps commun, qui permet à l’équipe et au public du théâtre de se retrouver et d’interagir », explique le directeur. Une démarche qu’il compte poursuivre après le confinement avec son équipe, qui y travaille aujourd’hui avec la même énergie que pour défendre un spectacle.
Parmi les autres belles démarches qui éclosent ces temps-ci, parlons encore de celle des -Plateaux sauvages, à Paris. Afin de ne pas renoncer au grand projet Solitude(s) imaginé avec la Comédie de Caen-CDN de Normandie, qui après un travail d’écriture et plusieurs rencontres devait rassembler près de 150 lycéens de Paris, d’Aubervilliers et d’Hérouville-Saint-Clair, « nous allons créer pour tous les participants un objet témoin de cette aventure. Et la solitude étant un sujet d’actualité, nous avons aussi décidé de prolonger ce projet avec un appel à textes courts sur ce thème », dit la directrice du lieu, Laëtitia Guédon.
Les réponses ont très vite afflué. Très touchée, Laëtitia prévoit d’imaginer un montage à partir des écrits reçus. « Je crois que, quand nous aurons la possibilité de nous rassembler à nouveau, on ne pourra pas le faire de la même manière qu’avant. Il faut penser ensemble cet après. »