« Nos dirigeants ont fait le choix de ne pas tester, alors qu’il faut dépister, isoler et traiter »
Le gouvernement présente comme une stratégie de ne pas dépister toute la population, mais elle va à l’encontre de cinquante ans d’expériences contre les maladies infectieuses, dénonce Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm.
Absence de dépistage systématique, ce qui empêche chacun de savoir s’il est contaminé pour s’isoler, possibilité de faire travailler des salariés 60 h, au risque d’affaiblir leurs défenses immunitaires, absence de moyens pour les soignants… Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm et spécialiste des questions de santé au travail, est très sévère vis-à-vis de la gestion à court terme de la crise par le gouvernement. Entretien.
Vous avez travaillé avec les pionniers de la lutte contre la tuberculose, dont les travaux mettent en évidence l’importance cruciale du dépistage et questionnent la stratégie actuelle du gouvernement français. Il est urgent, dites-vous, de mettre en place une politique de test systématique, notamment pour les gens obligés de travailler. Pourquoi ?
Annie Thébaud-Mony : Dans la lutte contre les maladies infectieuses, la stratégie cohérente consiste à tester le plus rapidement possible les personnes malades. Pour l’épidémie qui nous préoccupe actuellement, celle de Covid-19, cela permet de savoir très vite si la personne est contaminée ou pas. On peut alors entreprendre d’identifier – en s’appuyant d’abord sur le malade lui-même, mais aussi sur les médecins généralistes et les médecins du travail – les personnes avec qui le ou la malade a été en contact les jours précédents, les tester, voir ceux qui sont positifs, et les mettre immédiatement en situation de confinement. Les autres, ceux qui ont été testés négatifs, peuvent continuer à circuler librement.
De la même manière, une politique de test systématique devrait être appliquée dans les lieux de travail, dès qu’une personne présente des symptômes liés au covid-19. Ceux qui sont contaminés devraient aussitôt être confinés, déclarés en accident de travail, et indemnisés à 100 %.
Leurs collègues pourraient continuer ou reprendre le travail en étant sûrs de ne pas être contaminés. Malheureusement, ce n’est pas le choix qui est fait par les entreprises, ni par l’État français. Pour le moment, on teste les gens une fois qu’ils sont à l’hôpital, dans un état déjà très grave.
Quelles seront les conséquences de cette absence de dépistage systématique ?
Cela démultiplie le nombre de personnes contaminées. On se retrouve avec des gens contagieux, sans qu’on le sache nécessairement, pendant 2 jours, 5 jours, voire 21 jours, puisque nous n’avons pas, pour le moment, de vision claire sur la durée pendant laquelle on reste contagieux avec ce virus. Si on prend l’un des premiers malades identifiés en France, à Creil, dans l’Oise, il a d’abord été soigné chez lui à Crépy-en-Valois sans être testé, et donc sans qu’aucune précaution ne soit prise. Il a ensuite été soigné à l’hôpital de Creil où aucune précaution n’a été prise non plus. Puis il est parti à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, en état de décompensation respiratoire déjà élevée.
Il a finalement été testé la veille de sa mort, après avoir contaminé tout son entourage, les agents de l’hôpital de Creil, les ambulanciers qui ont assuré son transfert, etc. À Creil, ils ont établi que, en une semaine, entre 100 et 200 soignants avaient pu être au contact du malade ! Si un généraliste avait pu le faire tester dans les premiers jours, on aurait pu prendre des précautions immédiatement, et éviter de nombreuses contaminations, notamment parmi les soignants.
Une politique de dépistage systématique permettrait de n’arrêter que les travailleurs contagieux, avec ou sans symptômes.
En plus de limiter la propagation du virus, cela réduirait le stress des salariés, parfois intense. À raison d’ailleurs : plusieurs personnes sommées de poursuivre leur travail sont mortes du covid-19 ces dernières semaines.
Est-ce qu’il y a une particularité française dans la gestion de la crise ?
J’insiste : pour les maladies infectieuses, il faut dépister, isoler et traiter, on sait cela depuis très longtemps. C’est ainsi qu’on arrête la chaîne de contamination. En refusant de se mobiliser dans ce sens, c’est comme si la France décidait que les cinquante ans d’expériences et de luttes contre les maladies infectieuses n’avaient aucune valeur, aucun sens. Je trouve que c’est terrible. La carence de réactifs, qui manqueraient selon le gouvernement pour fabriquer des tests, est une explication qui ne me satisfait pas.
Nos dirigeants avancent là une raison technique, alors qu’ils ont clairement fait un choix stratégique : le choix de ne pas tester. Les laboratoires privés et les laboratoires vétérinaires ont dit très tôt qu’ils pouvaient se mobiliser pour fabriquer des tests. L’État aurait aussi pu réquisitionner Sanofi et d’autres entreprises pharmaceutiques. On aurait eu très rapidement les millions de tests dont nous avons aujourd’hui tellement besoin, notamment pour protéger nos soignants.
(PHOTO : John Fredricks / NurPhoto via AFP)
Au lieu de cela, notre président se contente de les qualifier de héros…
Il espère peut-être éviter ainsi que les soignant·es relancent des mouvements de protestation ? On parle ici de professionnels qui ont fait grève pendant un an pour alerter sur leurs manques de moyens, avec un refus total du gouvernement de les écouter. C’est insupportable cette attitude qui consiste à, d’un côté, ne pas augmenter du tout les moyens de ces soignant·es et, de l’autre, à parler d’eux comme si c’était des héros. Car même s’ils sont félicités, ils n’ont pas obtenu un demi-poste de plus pour exercer leur mission, qui s’avère aujourd’hui si cruellement indispensable !
Nos dirigeants campent sur leurs positions néolibérales, ils ne veulent pas tirer de leçon de cette crise pour mieux doter l’hôpital public et pour réfléchir à l’articulation entre l’hôpital et la médecine de ville, dont les soignants parlent depuis des années.
À dire vrai, cette gestion de l’épidémie est représentative de la manière de traiter l’ensemble des crises sanitaires. Nous avons une gestion à court terme, centrée sur les individus, qui refuse de prendre en compte la dimension collective des crises qui nous affectent, et la façon dont elles questionnent l’organisation de nos sociétés. Nous avons connu la même chose ces derniers mois lors de l’accident de l’usine Lubrizol, lors de l’incendie de la cathédrale de Notre-Dame à Paris, lors des révélations sur les enfants nés sans bras… Nous connaissons aussi cet aveuglement avec l’immense scandale des cancers professionnels, ou des pesticides. Mais avec le coronavirus, la contamination est tellement rapide et évidente, que tout cela apparaît au grand jour.
Dans le secteur de la production, la situation est assez inégale. Certaines industries se sont arrêtées assez vite (Renault, Michelin…), d’autres n’ont jamais cessé de tourner. C’est particulièrement vrai pour les sous-traitants. Que disent ces différences de stratégies de l’organisation du travail en France ?
Cette crise révèle les inégalités dans le monde du travail. Parmi les travailleurs, ceux qui peuvent s’arrêter, protéger leur santé et celle de leurs proches, ont des statuts protecteurs, des conventions collectives relativement stables, bénéficient du maintien des syndicats dans leur entreprise avec des CSE (comité social et économique) qui tentent de faire le travail de protection de la santé des salariés, auparavant accompli par les CHSCT [Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail supprimés par les ordonnances travail de 2017, ndlr]. Cela permet un certain rapport de force. Les sous-traitants et les intérimaires ne peuvent établir ce rapport de force, car le but de la sous-traitance est précisément de diviser et d’affaiblir les salariés.
Les entreprises qui ont arrêté leur production, comme les usines de montage de Renault, l’ont fait, semble-t-il, sous la pression des syndicats qui ont utilisé le droit de retrait.
Ce n’est pas le cas des usines sous-traitantes qui fabriquent des pièces pour eux, et qui continuent de travailler… Et pour cause : par le biais des appels d’offres, les entreprises sous-traitantes qui obtiennent les marchés de la part des donneurs d’ordres sont celles dépourvus de syndicats en leur sein ! Pour les salariés d’entreprises sous-traitantes, les intérimaires, les travailleurs « ubérisés », il est extrêmement difficile d’avoir recours au droit de retrait. Les employeurs menacent de sanctions ceux et celles qui l’évoquent.
Ajoutons que les inspecteurs du travail sont dans une situation extrêmement compliquée. Ils se sentent désespérés, ils ne sont pas soutenus par leur hiérarchie. Ils rongent leur frein en étant confinés, sont limités dans les contrôles qu’ils peuvent faire et quand ils essaient de bouger, ils se font taper sur les doigts.
Lire > L’administration menace les inspecteurs du travail qui font obstacle à l’activité des entreprises
Le secteur du BTP reste réticent à répondre aux injonctions de la ministre du Travail. À ce jour, la plupart des chantiers sont à l’arrêt en France…
Précisons d’abord que les fédérations du bâtiment, ce ne sont pas Bouygues, Lafarge et compagnie. Ce sont les plus petites entreprises, qui savent qu’il est absolument impossible de respecter une distance de 1,5 mètre entre deux salariés sur les chantiers. Ce sont des personnes qui ont une vision réaliste du travail, contrairement à la ministre Muriel Pénicaud, qui a insisté pour que les chantiers reprennent. Le conseil de l’Ordre des architectes a pris position pour la non-reprise des chantiers. Ceux-ci, pour la plupart, ne peuvent pas reprendre sans leur accord. Les architectes estiment que ce n’est pas admissible de reprendre le travail dans les conditions actuelles. Voilà des gens qui ne semblent pas guidés par le seul intérêt économique.
La loi d’urgence sanitaire votée le 22 mars permet de déroger au code du travail. Les semaines de 60 heures sont ainsi autorisées dans certains secteurs. Qu’en pensez-vous ?
C’est de la folie ! Cette possibilité de faire travailler les gens 60 heures par semaine montre à quel point nos dirigeants sont dans l’idée d’instrumentaliser la crise pour démanteler encore plus le code du travail. Le raisonnement aurait dû être exactement inverse.
On sait que la fatigue entraîne un affaiblissement des défenses immunitaires : il aurait donc fallu insister pour que les entreprises respectent a minima les 35 heures !
Voire même que les salariés travaillent moins longtemps, en durée journalière et hebdomadaire, afin de garder des temps suffisants de repos et de récupération. La limitation du temps de travail est une garantie pour la santé. On sait par exemple qu’au-delà de 8 heures de travail dans une journée, la dernière heure est très accidentogène. Du fait de la fatigue, les risques d’accidents de travail puis d’accidents de trajet augmentent considérablement. Il faut souligner aussi que le travail de nuit altère les défenses immunitaires. En augmentant le temps de travail, le gouvernement met à bas 150 ans de luttes sociales pour la réduction de la durée du travail, et il affaiblit la capacité collective à lutter contre le virus.
La gravité de la situation a entraîné plusieurs mouvements solidaires autour de l’usage du droit de retrait, entre salariés « fixes » et intérimaires par exemple à Saint-Nazaire sur les chantiers navals. Ce type d’alliance peut-il servir ensuite pour continuer à défendre la santé au travail ?
À Saint-Nazaire, cette dynamique de solidarité existe depuis de nombreuses années, via un syndicat interprofessionnel qui rassemble les « statutaires » et les sous-traitants. C’est grâce à une culture syndicale bien ancrée qu’ils peuvent intervenir ainsi dans cette période de crise : ils ont pu lutter ensemble pour obtenir l’arrêt du travail parce qu’ils ont l’habitude de le faire.
Dans tous les secteurs, c’est ça la voie. Les travailleurs doivent s’organiser en collectif de travail pour défendre leurs droits. Quand on travaille dans une centrale nucléaire, que l’on intervienne en maintenance, décontamination ou en conduite, on forme un seul collectif de travail. Quand on travaille sur les chantiers navals, c’est la même chose. Il faut résister à la division des collectifs de travail, négocier des droits communs. Cela implique de transgresser l’organisation syndicale très pyramidale des syndicats de branche par exemple, pour travailler plutôt à partir des unités territoriales, qui permettent d’établir des rapports de force plus ancrés sur le terrain et beaucoup plus favorables à tous les salariés, quels que soient leurs statuts.
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