Pourquoi le Covid-19 est aussi une crise écologique
Principe de précaution, démondialisation de la production, protection de la biodiversité et du climat… Alain Lipietz énumère les principales leçons à tirer de la pandémie.
dans l’hebdo N° 1598 Acheter ce numéro
Une épidémie est par définition une crise écologique : un moment où l’environnement – naturel et artificiel – se retourne contre l’humanité. Celle du Covid-19 est si énorme que la récession économique est colossale (environ – 30 % de la production hebdomadaire), l’orthodoxie budgétaire et monétaire est abandonnée, des milliers de milliards d’euros sont dépensés pour la combattre, et la masse des industries polluantes mises à l’arrêt est si considérable que la mortalité « industrielle directe » (accidents de la route, microparticules diesel, etc.) recule, au point que l’on se demande si, une fois le pic passé, le bilan en termes de vies sauvées ne pourrait pas finalement être positif.
Une démonstration en vraie grandeur est faite de ce qu’est un effondrement écologique, et combien une décroissance ordonnée peut contribuer à en limiter les effets. Et pourtant les écologistes se sentent dépossédés de leurs chevaux de bataille d’il y a quelques mois, qui pourtant survivront à l’épidémie et reviendront d’ici peu sur le devant de la scène : crise climat-énergie, crise de la malbouffe au Nord et de la faim au Sud, effondrement de la biodiversité. Leur réaction spontanée – raccrocher l’épidémie aux crises qu’ils dénoncent depuis des années – n’« imprime » pas. Pour deux raisons qu’il va falloir apprendre à contourner.
Première raison, évidente : l’opinion publique et le monde politique ne réagissent à une catastrophe que lorsqu’elle éclate. L’épidémie est un « choc », alors que les crises du climat et de la malbouffe sont des marées montant lentement, et que la biodiversité s’affaisse doucement à l’échelle de l’histoire (quoique à une vitesse démentielle à l’échelle de la géologie). La pollution par les microparticules du diesel fait des dizaines de milliers de morts par an, et on le sait depuis les années 1980. Les gouvernements successifs, depuis celui de Lionel Jospin, qui le premier disposait de données scientifiques incontestables et a pourtant refusé de supprimer la « prime au diesel », n’ont jamais interdit le gazole, et seules quelques métropoles ont instauré des zones à faibles émissions. Nous avons parfois l’opportunité que le réchauffement climatique se matérialise par un choc, comme la canicule de 2003, avec une mortalité de l’ordre de grandeur du Covid-19, mais sans grand effet sur la politique de l’environnement. Et le cyclone Katrina n’a eu aucun effet sur ce bastion climatosceptique que sont les États-Unis. Dans tous ces cas, il était encore possible de faire croire que le lien entre le choc et une tendance sous-jacente « n’était pas prouvé ». Là, on a un virus identifié et la perspective de centaines de milliers de morts en quelques mois si on ne fait rien.
Une crise « à l’ancienne »
La seconde différence est plus subtile : l’épidémie de Covid-19 est une crise écologique « à l’ancienne ». Dans mon livre Qu’est-ce que l’écologie politique ? (1), je montre la grande différence entre la « première crise écologique mondiale », la peste noire de 1346, qui tua entre le tiers et la moitié de la population de l’Europe et du monde méditerranéen, et les crises écologiques actuelles. La première est d’origine exogène, même si ce sont les structures historico-sociales qui la relaient et l’amplifient : un microbe virulent apparaît en Chine, il parvient par la route de la soie jusqu’aux comptoirs de la mer Noire, d’où les marchands génois le transmettent à toute la Méditerranée et à l’Europe, déjà affaiblie par la saturation du foncier et la pression féodale (guerre de Cent Ans, etc.). Mais ce bacille n’a rien à voir avec le commerce international et la crise de la féodalité tardive. De même, l’invasion microbienne qui a détruit 90 % de la population amérindienne après 1492 était strictement exogène aux sociétés précolombiennes : des microbes importés par les conquistadors. À l’inverse, les grandes crises écologiques actuelles sont endogènes : elles ont leurs sources directement dans notre système énergétique et agroalimentaire.
L’épidémie de Covid-19 ressemble, trait pour trait, à une forme adoucie de la peste noire : même origine hasardeuse, même transmission par la mondialisation du commerce et des voyages, mêmes effets différenciés selon l’habitat des classes sociales et l’accès au système de soins : rien de nouveau sous le soleil. La maladie de la vache folle était déjà plus « moderne » : l’humanité mangeait sans problème de la viande de mouton victime de la tremblante, mais quand le productivisme agricole a nourri des vaches avec de la farine de mouton, le prion muta et devint mortel. Au prix de l’abattage d’une grande partie du cheptel européen, le capitalisme libéral et productiviste retint la leçon et interdit les farines animales…
Même les infections « émergentes » (sida, Ebola et zika) peuvent être rattachées au contact précipité, dû à l’urbanisation galopante, avec la faune sauvage, réservoir de pathogènes inconnus. Mais ce Covid-19 ? Le Hubei est l’une des provinces les plus anciennement urbanisées du monde, le pangolin un ingrédient de la cuisine et de la pharmacopée traditionnelles chinoises, menacé par le braconnage… En réalité, nous ignorons où et comment la barrière des espèces a été franchie, à partir du réservoir que constituaient vraisemblablement des chauves-souris, mais en tout cas il a fallu une mutation du coronavirus, car aucune nouvelle espèce de chauve-souris n’a été mise en contact avec la population de Wuhan.
Quelles leçons à tirer ?
Elles ne sont pas directes, elles n’ont pas la simplicité démonstrative d’une canicule ou de Tchernobyl. D’abord et avant tout : la condamnation de l’abandon, pour des raisons budgétaires, du principe de précaution en matière sanitaire. Je fus de ceux qui soutinrent l’« excès de prudence » de la ministre Roselyne Bachelot face au H1N1 (tout en critiquant, détail, le court-circuitage cavalier de la médecine de ville), dénoncé comme « gabegie d’un demi-milliard ». Ce chiffre nous paraît aujourd’hui dérisoire par rapport au coût du Covid-19, et il aurait pu être plus lourd si le H1N1 avait été aussi virulent qu’on le craignait. Nous savons aujourd’hui que nous avons besoin de beaucoup plus d’hôpitaux bien équipés, et surtout beaucoup plus de médecins, d’infirmières, d’aides-soignants, et bien payés.
Il faut retenir, aussi, que la mondialisation, et même l’européanisation, de chaînes de production aussi stratégiques que celles des masques ou des respirateurs s’est révélée tragique quand il a fallu « cloisonner » les populations. Il faudra apprendre à démondialiser la production, assurer la résilience de territoires plus petits. Maintenir ces leçons au sortir de l’épidémie et rappeler la possibilité d’une hétérodoxie monétaire et budgétaire, dont la démonstration vient d’être faite, pour s’attaquer aux crises écologiques « modernes » en finançant la transition. Telles seront les premières batailles de l’après.
Nous devrons nous souvenir, ensuite, que les types de crises écologiques successivement apparues dans l’histoire (crises de subsistance, de répartition, d’abondance, plus ou moins industrielles, plus ou moins articulées au social et à la géopolitique mondiale) ne se succèdent pas mais s’additionnent. Les « crises à l’ancienne » reviendront toujours, aux côtés de crises ultramodernes, tels les effondrements (bugs ou sabotage) d’Internet. Et d’abord les plus anciennes : la faim et la soif.
Enfin, il nous faut énumérer les liens réels, quoique indirects, avec les grandes crises écologiques du XXIe siècle. Quelle que soit l’origine effective du coronavirus de 2019, il est clair que les nouvelles maladies infectieuses viendront très majoritairement d’un contact non maîtrisé avec un réservoir animal, voire végétal, dû à l’urbanisation galopante. La conséquence qu’en tirent les écologistes (protéger la biodiversité) ne sera pas simple à expliquer, puisqu’elle s’oppose à la réponse traditionnelle ! Si la peste vient des puces de rats, tuons les rats. Si le sida est une zoonose venue des chimpanzés et des macaques de l’Ouest africain, faut-il liquider les chimpanzés ? Non, bien sûr, mais respecter leur habitat. Car les réservoirs de pathogènes sont aussi des réservoirs d’anticorps. Plus intense est la biodiversité entourant les « réservoirs », mieux l’espèce humaine est protégée, ainsi que les espèces animales et végétales dont elle se nourrit. Souvenons-nous de la crise du maïs nord-américain hypersélectionné, attaqué en 1962 par un champignon : c’est grâce à l’ancêtre sauvage de la céréale, en Amérique centrale, que l’antidote a été trouvé.
Côté climat, le lien est encore plus indirect. Le réchauffement n’est sans doute pas à l’origine de cette épidémie. Mais, en modifiant la répartition des insectes vecteurs, comme les fameux moustiques Aedes aegypti et tigres, vecteurs du zika et du chikungunya, il importe de nouvelles maladies infectieuses en Europe. Plus grave encore : en faisant fondre le pergélisol de Sibérie, le réchauffement climatique ne fait pas seulement apparaître des cadavres de mammouths, mais libère des microbes dont l’humanité a perdu depuis longtemps les anticorps. Le réchauffement climatique est donc une formidable machine à épidémies, bénignes ou plus graves que le Covid-19.
Mais, de toute façon, dès que la belle saison étouffera les familles confinées dans des HLM minuscules, le réchauffement climatique reviendra directement sur le devant de la scène…
(1) Les Petits matins, 2012.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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