Quartiers, confinement et police : la population retient son souffle

La multiplication des contrôles entraîne débordements et violences des forces de l’ordre dans les communes populaires. Témoignages recueillis en banlieue parisienne et lyonnaise.

Romain Haillard  et  Oriane Mollaret  • 1 avril 2020
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Quartiers, confinement et police : la population retient son souffle
© Au carrefour des Quatre-Chemins, les camionnettes de CRS occupent les voies qui séparent Pantin et Aubervilliers (93).Photo : Romain Haillard

M arlboro, Marlboro, 5 euros », chantonnent inlassablement les vendeurs de clopes à la sauvette des Quatre-Chemins. Aux portes de Paris, ce carrefour de la Seine-Saint-Denis se partage entre Pantin et Aubervilliers. Le quartier reste animé en période de confinement, mais tout habitant ou visiteur régulier peut constater la métamorphose. Les passants ne s’arrêtent plus pour discuter, les visages se barrent peu à peu d’un masque, de gros sacs de courses sont traînés péniblement, très peu de badauds sont présents. Surtout, à la faveur d’une circulation quasi inexistante, trois camionnettes de CRS occupent la croisée des chemins entre les deux communes.

« Un renfort décidé par la préfecture », commente Meriem Derkaoui, maire -d’Aubervilliers, avant de poursuivre : « Au début du confinement, la police nationale était très occupée au centre-ville dans -plusieurs quartiers, notamment sur les marchés. » L’élue communiste constate impuissante un non-respect des consignes de confinement sur sa commune et a voulu durcir le ton la semaine dernière. Mardi 24 mars, elle instaure un couvre-feu : attestation ou pas, les rues doivent être vides entre 20 heures et 5 heures du matin.

La situation amène son lot de surprises : la préfecture a demandé à la maire de retirer cet arrêté. « Le préfet n’est pas contre, explique-t-elle trois jours plus tard, après avoir suivi les injonctions du représentant de l’État dans le département. Mais la temporalité n’était pas la bonne selon lui, il veut l’utiliser lui-même en cas d’extrême urgence. » Elle ajoute : « Je suis communiste, ce genre de mesure n’est pas ma tasse de thé. Mais il faut se faire comprendre, les plus pauvres vont encore payer le tribut le plus lourd. »

Comment prédire les effets d’une telle mesure et des réactions des forces de l’ordre pour la faire appliquer ? La force publique avait déjà fait preuve de zèle dès le premier jour du confinement : 10 % du total des contraventions pour non–respect du confinement avaient été délivrées en Seine-Saint-Denis (2,4 % de la population française).

Aux Quatre-Chemins, pour l’instant, peu de personnes se plaignent de la présence policière. Les CRS restent plantés là, ils contrôlent de temps en temps, tout se passe bien. Quelques réprimandes et des leçons de morale, mais ça sert du « Monsieur » et du « Madame », ça vouvoie. « Il n’y a aucun débordement, ils restent dans leur rôle, respectueux », témoigne une commerçante du quartier, compatissante. Il faut s’enfoncer davantage dans Aubervilliers, dans le quartier de la Maladrerie, pour entendre le ton se durcir.

« Ça part en couille ici. Les contrôles d’attestation, ça donne aux policiers une raison de plus de nous contrôler… C’est juste un prétexte », énonce d’une voix pétrie d’inquiétude un adolescent du quartier. Lui ne craint pas les CRS, mais plutôt « les hommes en noir, la BST ». La « brigade spécialisée de terrain », ces mêmes agents mis en cause il y a trois ans dans l’affaire Théo (1). Il rentre chez lui, dans un appartement de six pièces pour sept occupants. « Je ne m’en plains pas », commente-t-il. Il assure respecter strictement le confinement. Une discipline plus coûteuse à Aubervilliers : près d’un quart des logements seraient potentiellement « indignes », contre 8 % dans le département d’après l’Insee (2).

Un jeune homme sort d’un parc cerné de bâtiments – vide malgré le beau temps –, le pas soutenu, visiblement tendu. « Si les contrôles dérapent en ce moment ? À ton avis, pourquoi je marche aussi vite ? » lance-t-il sans s’arrêter. Un autre habitant, qui marche dans la direction opposée, bonnet enfoncé sur la tête, l’avertit d’un geste de la main : « Ils sont par là. » Demi-tour express pour le jeune homme. L’homme au bonnet s’appelle Sylvestre Frantz. De longues tresses tombent sur ses épaules. Lui prend le temps de discuter : « Tous les jours, les contrôles, tout le long de cette rue, ils ratissent. » L’homme, qui ne fait pas ses 51 ans, dit habiter le quartier depuis dix ans avant de corriger : « Maintenant, je n’ai plus de domicile. » Il analyse, mesuré : « C’est compliqué. Il y a des bons flics et des mauvais flics, et c’est difficile parfois ici. » Avant de reprendre sa route, il conclut avec un regard énigmatique : « Qui a bien pu commencer ? »

C’est la question que se pose Ramatoulaye, 19 ans, mère d’un enfant en bas âge. L’habitante de la Maladrerie rentrait des courses le 19 mars, accompagnée de son petit frère de 7 ans. À 50 mètres devant chez elle, des policiers contrôlent un jeune. Elle décide de marquer une pause, épuisée par le poids de son cabas. « Ils m’ont demandé de rentrer chez moi, avant de me menacer d’une amende. » Ils la tutoient. « Je comprends ce qu’ils font, les règles de confinement ont été prises pour notre bien, OK. Mais eux se sont énervés », déplore-t-elle. L’échange se fait plus vif, sous le regard inquiet des habitants et de la famille de Ramatoulaye. « Les policiers m’ont menacée : “S’ils descendent te rejoindre, nous allons leur coller des amendes.” Ils ne parlaient pas de les contrôler, mais de directement les punir. » Les insultes des agents fusent, ils la somment de « fermer sa gueule », elle répond. « Un policier s’est avancé vers moi avec le taser, je reculais, puis il s’est arrêté et l’a utilisé », se souvient la jeune femme.

Après l’avoir mise au sol, les policiers l’emmènent à l’arrière de leur fourgon et la giflent à plusieurs reprises. Remarques racistes et insultes pleuvent, elle se mure dans le silence. « Je ne comprenais pas, je ne me souvenais plus de ce que j’avais fait pour me retrouver là », rapporte-t-elle, de la douleur dans la voix. L’équipage l’emmène au poste, l’enferme pendant une ou deux heures dans une cellule, « pour que j’attrape le coronavirus », commente-t-elle, puis la relâche, sans aucune justification, sans convocation, sans rien. Une fois rentrée chez elle, elle retrouve son petit frère choqué. « Les policiers sont méchants », lui dit-il. Elle trouve la force de lui répondre : « Non, non, ils font juste leur travail. » La jeune mère, qui n’a jamais nourri aucune animosité à l’égard des uniformes, explique : « Il y a des choses qu’un enfant de 7 ans n’est pas censé voir, je ne veux pas qu’il pense mal. »

Dylan* est gardien de la paix depuis une dizaine d’années, dont la moitié à Vénissieux, en banlieue lyonnaise. Pour lui, le travail des forces de l’ordre est déjà compliqué dans les banlieues en temps normal. Avec un confinement à faire respecter sans directives claires, c’est encore pire. « Il n’y a pas eu d’attribution de mission spécifique, à part bien sûr d’accroître les contrôles des attestations de déplacement, explique-t-il. Dans mon service, nous n’avons pas d’instructions précises pour telle ou telle situation. Les instructions officielles sont de faire respecter le confinement », point barre. Le policier raconte qu’il a malgré tout eu quelques précisions de manière informelle : « Vénissieux est une des plus grosses plateformes de vente de drogue de la région lyonnaise, avec des dizaines de points de deal connus sur la ville. Les instructions “verbales” sont d’éviter le secteur des Minguettes, afin d’éviter un embrasement des points chauds de Vénissieux par manque d’effectifs pour répondre si besoin. » Et de prédire : « Les violences envers les forces de l’ordre et même les autres services publics comme les pompiers vont augmenter au fil du confinement car nos interventions perturbent le trafic. »

Virée à Vénissieux, donc, dans la ZUP des Minguettes, où l’on se croirait en plein mois d’août. Les terrains de foot, les jeux pour enfants et le perron des tours sont déserts. Seules quelques personnes se hâtent çà et là, un sac de courses à la main. Rayane, 18 ans, habite dans le quartier depuis toujours. Pour lui, le comportement des policiers a changé depuis le début du confinement : « Je les trouve très agressifs. Quand ils te contrôlent, on dirait que tu es recherché depuis quatre ans ! Tu te fais plaquer contre la voiture, ils commencent à t’insulter… J’ai vu un jeune se faire interpeller. Il n’avait rien à se reprocher, il était juste dans sa voiture. À ce moment-là, il n’y avait pas encore les attestations de déplacement. Les flics lui ont demandé ce qu’il faisait là, puis ils l’ont plaqué contre la voiture et ils lui ont dit de fermer sa gueule quand il a voulu s’expliquer. »

Les moyens nécessaires pour faire respecter le confinement semblent être laissés à la libre interprétation des policiers et interrogent sur leur cadre légal. À Vaulx-en-Velin, en banlieue lyonnaise toujours, un habitant alerte ses voisins sur les réseaux sociaux : « La police vérifie les tickets de caisse pour voir si vous avez bien acheté des produits de première nécessité, gardez-les bien ! » À L’Isle-d’Abeau, près de Lyon, Leïla a même croisé une patrouille de gendarmes entre deux rayons au supermarché Carrefour. « Ils ont dit à des jeunes que s’acheter des jeux de Playstation n’était pas une sortie nécessaire, raconte-t-elle. Je pense qu’ils font de la prévention, je ne les ai pas vus verbaliser. » Dans la presse comme sur les réseaux sociaux, les témoignages de verbalisations pour des motifs obscurs pleuvent.

« Ce sont des initiatives individuelles », assure un policier près de Lyon. Sur un document de la direction générale de la police nationale que Politis a pu consulter, les seules infractions pouvant donner lieu à une contravention de quatrième classe (soit une amende de 135 euros) sont le déplacement sans attestation, une attestation incomplète, la violation d’un couvre-feu et le rassemblement simultané de plus de 100 personnes. À celles-ci s’ajoutent les traditionnelles infractions de droit commun, à savoir les violences légères, l’outrage, la rébellion et le refus d’obtempérer. Les parquets font même preuve d’imagination, avec l’utilisation du délit de mise en danger de la vie d’autrui pour poursuivre les contrevenants aux règles de confinement.

Des missions élargies, un nombre de contrôles galopant et un flou juridique entretenu sur les pratiques : les forces de l’ordre ont le champ libre. L’Intérieur estime cependant devoir prendre des pincettes pour éviter un embrasement des quartiers populaires, selon une information du Canard enchaîné. D’autres ont choisi la stratégie de l’outrance. « Le couvre-feu est une bonne solution », déclarait Yves Lefebvre, secrétaire général du syndicat Unité-SGP Police, le 27 mars sur RMC, avant de suggérer : « Dans les banlieues et les quartiers difficiles, on aura besoin de l’armée.» Comment ne pas imaginer le potentiel danger que représente une telle mesure ? Simple question de fléchage des effectifs : pourquoi l’armée devrait-elle forcément se déployer en banlieue et pas ailleurs ? Et si aucune tension ne survenait face à un tel déploiement, quelle humiliation, quelle image renvoyée à leurs habitants, déjà conscients d’être relégués au rang de citoyens de seconde zone ?

  • Le prénom a été modifié.

(1) Le 2 février 2017, Théo, 22 ans, est interpellé dans son quartier de la Rose-des-Vents, à Aulnay-sous-Bois. La dernière expertise médicale fait état d’une déchirure anale de 10 centimètres, nécessitant un contrôle médical à vie.

(2) Chiffres de 2015. Définition : « Constituent un habitat indigne les locaux ou les installations utilisés aux fins d’habitation et impropres par nature à cet usage, ainsi que les logements dont l’état, ou celui du bâtiment dans lequel ils sont situés, expose les occupants à des risques manifestes, pouvant porter atteinte à leur sécurité physique ou à leur santé. »

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