« Tenons-nous prêts quand la marée redescendra »

Le philosophe Pierre Zaoui invite à penser l’après-crise sanitaire. Ne baissons pas les armes, affûtons-les, nous dit-il.

Romain Haillard  • 1 avril 2020
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« Tenons-nous prêts quand la marée redescendra »
© La pandémie de coronavirus a montré, s’il en était besoin, qu’il faudra se battre pour notre système de santé.Photo : SEBASTIEN BOZON / AFP

Que faire ? Libertés publiques et garanties sociales s’amenuisent à mesure que l’épidémie grignote chaque jour un peu plus la France. Le gouvernement légifère par ordonnances, et nous contemplons les rues vides depuis les fenêtres de notre appartement – notre maison pour les plus chanceux. Douloureux, le confinement se vit comme un match de boxe face à un adversaire tenace, et dans lequel nous aurions les mains liées dans le dos.

Sceptique mais résolument optimiste, Pierre Zaoui n’envisage pas le confinement comme un temps mort, mais comme un moment précieux de réflexion. En dehors de toute fascination morbide dans la contemplation du désastre, le philosophe voit s’ouvrir des perspectives politiques. Bas les masques ! Les moins politisés d’entre nous entraperçoivent les limites du capitalisme et la nécessité de nos services publics ; les travailleurs invisibles sortent de l’anonymat. L’auteur de La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010) invite les forces de gauche à vivre l’époque pour penser l’après, se tenir prêt.

Quelles leçons politiques tirer de cette épidémie ?

Pierre Zaoui : Pour l’instant, on ne peut tirer aucune leçon. C’est une question de décence – vis-à-vis de tous ceux qui vont encore souffrir dans les temps qui viennent, les malades, les soignants, mais aussi bien nous tous – et aussi une question de vérité. Car quelles leçons tirer ? Les discours du Président et du gouvernement sont absolument insaisissables. C’est un mélange de néopétainisme (tout l’appel à un peu de discipline martiale contre la France jouisseuse), de déni technocratique ordinaire (nous contrôlons la situation) et d’apologie franchement comique des services publics au vu des derniers mois. Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ?

Et de l’autre côté, du côté du réel, comment prévoir les forces de mobilisation réelles en pleine période de confinement sur laquelle, quelles que soient les critiques par ailleurs, tout le monde s’accorde ? Cette épidémie est advenue à un moment où l’on ne savait même pas si l’on était sortis ou non d’un mouvement social – en tout cas nous, à l’université, n’en étions pas sortis. Donc comment savoir d’avance si, à la fin de cette épidémie, il y aura un effet de rebond ou d’éteignoir ?

« Nous sommes en guerre. » Quand Emmanuel Macron le dit, le répète, n’est-ce pas un message plutôt qu’une simple métaphore ? Davantage que la construction d’un ennemi commun, cela évoque ce ce qu’il nous faudra endurer.

Oui, dans les épidémies, il y a toujours eu une mobilisation de l’armée : pour contrôler les populations, imposer les quarantaines, empêcher les pillages. Et oui, face à une crise majeure – quel que soit son genre : terroriste, économique, sociale –, le pouvoir a toujours intérêt à mobiliser la métaphore et le vocabulaire de la guerre : c’est rassembleur, ça fait peur, c’est bien. Il y aura toujours quelques intellectuels pour le dénoncer et une grande majorité apeurée ou indifférente pour ne pas les écouter. Nous perdons donc notre temps à rejouer cette histoire vieille comme le monde. Emmanuel Macron est dans son rôle en usant de cette vieille ficelle, mais le nôtre n’est pas de nous perdre dans la critique de cette métaphore, seulement de préparer ce que l’on voudra défendre dès la fin du confinement.

Nous sommes pris dans un paradoxe : la volonté de rester chez soi pour ne pas représenter un danger pour les autres et l’envie d’exprimer son désaccord avec les décisions du gouvernement. Comment penser la lutte, coincé entre quatre murs ?

D’abord, bien sûr qu’il faut rester chez soi. Pas de manière complètement hystérique, on a encore le droit de sortir un peu, mais il faut accepter ce confinement parce que, très au-delà de la France, il a été décrété par la mauvaise conscience de nos élites mondiales qui ne veulent pas encore s’avouer le fond de leur désir, très faussement nietzschéen : « Que meurent les faibles, les tarés, et nous allons les y aider. » C’est ce que dit Nietzsche au début de L’Antéchrist. Bien sûr, si Nietzsche vivait aujourd’hui, il considérerait que « les faibles et les tarés », ce sont d’abord ceux qui nous gouvernent… Mais peu importe, l’essentiel est de comprendre que ce confinement, ils l’ont décrété malgré eux, parce qu’ils ne pouvaient pas assumer l’idée de la mort de 200 000 ou 300 000 de leurs concitoyens. Donc on ne peut pas s’opposer à ce confinement de la population. En revanche, il est hors de question de le vivre comme un « rentrer dans le rang » ou une reddition. Pendant tout ce temps de confinement, il faut continuer à penser, à travailler, à élaborer (enfin !) ce que nous voulons collectivement pour la suite.

« Enfin ! » : vous voyez cette période comme une libération pour élaborer une pensée ?

Prenons ce temps, nous sommes confinés et nous le restons. Depuis trente ans la gauche se mure dans une critique stérile. Notre principale défaite est intellectuelle, nous avons perdu la bataille de l’hégémonie. Nous devons en profiter pour imaginer un modèle alternatif qui tient la route. Peut-être verrons-nous une prise de conscience, celle de l’inefficacité de nos partis réformistes ou révolutionnaires – s’il en existe encore. Du Comité invisible au Parti socialiste, nous ressassons les mêmes idées. Nous avons raison, mais nous perdons. Une politique qui perd n’est pas une bonne politique. Rien ne servira d’avoir raison quand viendra la catastrophe. Pensons autrement, créons de nouveaux modes d’action, c’est le moment.

L’état d’urgence sanitaire a été adopté et autorise de très fortes restrictions ou suppressions de nos libertés fondamentales (quasiment toutes). Mais le jour d’après ? L’épidémie n’aura pas une date de fin arrêtée net. Devons-nous craindre une fois de plus – comme le suggère Giorgio Agamben – de voir l’exception devenir normalité ?

Que l’exception devienne la norme, c’est le but de tous les pouvoirs autoritaires. C’est advenu avec le terrorisme quand l’essentiel de l’état d’exception en 2015 a été intégré dans la loi commune en 2017. Or nous vivons sous un pouvoir autoritaire, donc, oui, l’état d’urgence sanitaire fait un peu peur. En même temps, ce qui est intéressant dans ce qui se passe en ce moment, c’est qu’un tel état d’urgence est contraire aux intérêts de ceux qui soutiennent ceux qui l’ont décrété. Cela laisse donc une marge d’incertitude intéressante. C’est la -faiblesse, à mon sens, des analyses à la manière d’Agamben, en simples termes de biopolitique, de prise de pouvoir sur la vie : après le terrorisme, il y aurait les épidémies, manière d’asseoir les pouvoirs sur la vie. Agamben s’est complètement planté sur la situation italienne il y a un mois : bien sûr qu’il aurait fallu confiner encore plus tôt, vu l’état du système de santé italien.

À mon avis, une analyse en termes plus classiquement marxistes serait plus forte : le pouvoir est aujourd’hui pris en tenaille entre l’exigence de pérennité du capital et l’exigence de préservation de la force de travail, sans laquelle il n’y a pas d’exploitation possible. Car c’est au sein de cette tenaille qu’il y a quelque chose à penser et à agir.

Parlons de l’après. Êtes-vous optimiste sur l’issue de cette crise ? Ou faut-il se préparer à voir le libéralisme tel que nous le connaissons se durcir ?

Je ne suis pas du tout prophète et, entre ceux, d’une part, qui prédisent un désastre, l’explosion de la zone euro et le triomphe de néolibéralismes nationalistes plus violents que jamais, et ceux, d’autre part, qui pensent qu’une prise de conscience de la nécessité de restaurer nos systèmes de protection sociale est devenue inévitable même chez nos dirigeants les plus rétifs, je ne sais pas du tout qui a raison et même je m’en moque un peu.

Les grandes conjectures politiques sont toujours une manière de nier la politique. L’essentiel est de savoir ce que l’on veut. Et pour ce qui me concerne : davantage de protection sociale pour encadrer très fermement le capitalisme et se préparer solidairement aux nouveaux désastres que le réchauffement climatique nous prépare. La fin du confinement va-t-elle aller dans ce sens ou pas, je ne le sais pas, mais dans les deux cas il faudra se battre. Nous constatons déjà les dégâts économiques et sociaux, tenons-nous prêts quand la marée redescendra. La catastrophe n’est pas seulement le coronavirus, mais ce qui va arriver par la suite.

Pierre Zaoui Maître de conférences en philosophie à l’université Paris-VII.

Société Santé
Temps de lecture : 8 minutes
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