Des claviers plus ou moins tempérés
Deux histoires de piano solo par Koki Nakano et Irmin Schmidt. Deux univers sonores singuliers.
dans l’hebdo N° 1605 Acheter ce numéro
Il ne nous serait pas venu à l’idée de rassembler deux musiciens que seul leur instrument de prédilection, le piano, rapproche vraiment, mais le hasard de leurs actualités respectives nous invite à le faire. Ce sera plus sur le mode du contraste que dans une recherche d’effets de miroir.
Peu de choses en commun, en effet, entre le jeune pianiste japonais Koki Nakano (28 ans) et le vétéran Irmin Schmidt, élève de Stockhausen dans les années 1960, connu du monde du rock pour avoir tenu les claviers dans le groupe Can et avoir été l’un des principaux théoriciens de la démarche singulière de ce groupe essentiel de la scène allemande des années 1970.
Peu de points communs également entre leurs deux albums. D’un côté, de courtes pièces, doux vagabondage sonore fait de brefs récits souvent abruptement interrompus de Koki Nakano sur Pre-Choregraphed ; de l’autre, trois longues pièces qui constituent l’album d’Irmin Schmidt, Nocturne, enregistré en public, dans lesquelles les notes sont dispensées avec une rareté qui leur confère force et gravité.
Ce ne sont pas non plus les mêmes paysages qui surgissent. Les croquis de Koki Nakano sont réalisés d’un crayon alerte, presque enjoué (est-ce le titre qui nous incite à voir les doigts littéralement danser sur les touches ?) dans des figures déliées, parfois sur un mode répétitif. Ceux d’Irmin Schmidt surgissent d’un fusain fait d’une matière brute au noir charbonneux.
Il y a tout de même un endroit, une sorte d’interstice, où les deux musiciens peuvent se rencontrer : dans un décalage par rapport au piano solo stricto sensu et l’ajout d’éléments exogènes. Ce sont des particules électroniques chez Koki Nakano, dont on n’oublie pas qu’il joue également dans une formation électro-rock, Gas Law, des bruits parasites produits par d’autres parties du piano ou des sons préenregistrés. Ce qui est esquisse légère chez Koki Nakano devient une part majeure de la partition chez Irmin Schmidt. Pas tant sur la première composition, « Klavierstüke », aux notes espacées, pointillés sonores qui arrivent dans leur enveloppe de silence, mais dans les deux compositions inédites qui suivent.
C’est un écoulement d’eau continu placé au premier plan dans « Nocturne », avec un piano comme en filigrane de cette trame liquide qui semble projetée sur un écran derrière le musicien. Mais la plus remarquable est la troisième composition, « Yonder », qui s’étend sur plus de vingt minutes. La première partie est dominée par des percussions métalliques qui évoquent un mécanisme d’horlogerie devenu fou. Dans la seconde, ces percussions sont remplacées par des cloches qui créent une atmosphère faisant écho à la fois à l’expressionnisme allemand dans sa prédilection pour les ombres et à ce poème d’Edgar Poe précisément intitulé « Les Cloches » et plus singulièrement sa dernière partie : « Entendez le glas des cloches – cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie ! Dans le silence de la nuit, que nous frémissons de l’effroi ! à la mélancolique menace de leur ton ». Tout au long de « Yonder », le piano est traité comme une percussion parmi les autres et lâche à intervalles réguliers des accords qui claquent comme des coups de feu.
On comprendra que c’est l’humeur du moment qui guidera l’envie de se tourner vers l’un ou l’autre des deux enregistrements par ailleurs pareillement -passionnants.
Pre-Choregraphed, Koki Nakano, No Format.
Nocturne (Live at the Huddersfield Contemporary Music Festival), Irmin Schmidt, Mute/Pias.