Des enfants encore plus en danger
Associations pour la protection de l’enfance et pédiatres appréhendent les conséquences du confinement pour certains mineurs, particulièrement les tout-petits.
dans l’hebdo N° 1602 Acheter ce numéro
C haque jour, des milliers d’enfants sont maltraités par leurs proches. Et tant qu’on ne fera rien, les violences continueront. Violences physiques, violences psychologiques, violences sexuelles, négligences. Pour arrêter ça, agissez. Enfants en danger : dans le doute, appelez le 119. » Fond sonore brut, habillé de cris, de pleurs, d’insultes… Telle est la campagne choc que le ministère des Solidarités et de la Santé a lancée en novembre 2019, redoublée par une autre, quelque deux semaines après le début du confinement, le 31 mars, appelant à la vigilance et aux témoignages. En temps « ordinaire », selon un rapport publié en 2019 par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), un enfant meurt sous les coups de ses parents tous les cinq jours…
Numéro national, le 119 a été créé il y a trente ans, pour la protection de l’enfance et le recueil des « informations préoccupantes » sur la maltraitance. « À la sixième semaine de confinement, rapporte aujourd’hui Pascal Vigneron, à la tête du 119, on était à 35 % d’appels en plus. » Soit plus de mille appels par jour. Encore faut-il décrypter ces chiffres. « Dès lors qu’on a une campagne de communication, ils évoluent à la hausse, de l’ordre de 20 %. Là, dans cette campagne portée par différents médias, ces 35 % peuvent correspondre à une meilleure connaissance de notre service par le grand public. » Qui appelle alors ? « Les proches familles, répond Pascal Vigneron, des mineurs (+36 %) et le voisinage (+50 %). Avec des propos assez similaires à ce que l’on entend hors confinement, qui exacerbe les situations. Une fois de plus, chaque campagne permet de délivrer certaines paroles. »
Dans tous les cas, le 119 orchestre les transmissions aux départements pour que soient réalisées des évaluations urgentes dans des situations critiques, opérées par les services sociaux. Aujourd’hui, cela représente 60 % d’augmentation. Le 119 se doit -également de répondre à une « urgence immédiate », en relation avec les services de police et de gendarmerie, « ce qui permet d’extirper un mineur de sa situation ». Sur ce volet, les chiffres ont augmenté de 50 %. « Il s’agit donc réellement d’une montée exponentielle. »
Cette augmentation et, surtout, cette prise de conscience n’ont pas été d’emblée évidentes, ont constaté bénévoles et professionnels luttant contre la maltraitance des enfants. À commencer par la Convention nationale des associations de la protection de l’enfant (Cnape), née 1948, regroupant diverses associations autour de la protection, du handicap, de la précarité et de la délinquance juvénile. « À l’annonce du confinement, il y a eu un effet de sidération, explique Fabienne Quiriau, directrice générale de la Cnape. D’autant que la protection de l’enfance n’a pas été considérée comme une action prioritaire. Les professionnels de l’enfance, confrontés à la fois à l’exigence sanitaire et à celle de leurs missions, ont eu du mal à approcher les familles. En raison de la défiance, de l’absence de masques et de gants, des nombreux points de crispation et des missions à remplir ! Tandis qu’il y a, surtout pour les plus petits, une exigence de passages dans les familles à risques, dont on est habituellement au chevet. Mais dans quelles conditions ? D’un seul coup, des familles se sont retrouvées en huis clos, avec un ou plusieurs enfants aux besoins différents, et des parents dans le devoir de télétravailler. Forcément, cela peut générer des tensions, des punitions disproportionnées. On a vu des cas où les enfants, peut-être un peu turbulents, étaient enfermés dans leur chambre toute une journée. C’est le confinement dans le confinement. On peut imaginer comme ce mode éducatif qui consiste à punir et sanctionner est source de peur et d’anxiété pour l’enfant. »
Pareille perception domine à La Voix de l’enfant, fédération fondée en 1981, qui rassemble 80 associations intervenant dans 103 pays. « Les enfants ne changent pas, c’est le contexte qui change, et qu’on doit prendre en charge, pointe Martine Brousse, présidente de la fédération. Ce sont des gamins qui téléphonent, des amis de ces gamins, des voisins, sans oublier les réseaux sociaux, qui ont leur part de relais sur les coups et les injures. Après une ou deux semaines de sidération, on a dû s’organiser rapidement sur les écoutes, les volets juridiques… » Fabienne Quiriau renchérit : « Il a fallu deux semaines pour que les enfants entrent dans le dispositif national du ministère de la Santé, via le 119. Des -rendez-vous réguliers ont été instaurés avec des familles préalablement identifiées, par téléphone ou vidéo si les passages à domicile étaient difficiles. Des contacts qui se révéleront sans doute salutaires. »
En lien étroit avec le 119, l’association L’Enfant bleu, créée en 1989, accompagnant les enfants sur le plan juridique, thérapeutique et psychologique, également tournée vers la prévention dans les écoles, et toujours de façon gratuite (1), confirme une nette augmentation des appels à l’association. À elle alors de se mettre en contact avec les services sociaux quand la famille n’est pas encore connue, d’entamer les démarches atterrissant à la cellule de recueils des informations préoccupantes (Crip). « Il s’agit beaucoup d’appels autour de violences physiques et psychologiques, souligne Isabelle Debré, présidente de l’association fondée en 1989. Des appels de voisinage quand, auparavant, c’était l’adulte de confiance et protecteur qui téléphonait ». Le directeur du 119, Pascal Vigneron ajoute « qu’on a moins d’appuis des adultes responsables pour pouvoir relayer la parole de l’enfant et pouvoir le soutenir ». Moins d’appuis, cela signifie qu’un gamin qui subit des remontrances, des insultes, des brimades n’est pas facilement aidé. « C’est compliqué de faire appel à la police, parce qu’elle est là pour séparer. Il faut, dans ce cas, faire intervenir un tiers pour canaliser ce qui est en train de se jouer. Si, d’ordinaire, le gamin victime peut en parler le lundi à l’école, ou à un proche, avec le confinement, c’est impossible. »
Dans un cadre différent, une autre conséquence du confinement tombe sèchement : celui des services pédiatriques des hôpitaux. Pédiatre à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), après avoir exercé à l’hôpital Necker, à Paris, Guillaume Morel en témoigne : « Depuis le début du confinement, il n’y a presque plus un enfant consultant les urgences, au Kremlin-Bicêtre comme ailleurs. Le passage a été divisé par quatre, voire cinq par rapport aux années précédentes sur la même période. On peut avancer deux raisons : d’une part, les parents ne viennent plus par crainte de virus, et, d’autre part, ce qui est spécifique en pédiatrie, les enfants sont confinés. Ils ne sont plus mélangés dans les écoles et donc moins infectés. Ils n’arrivent plus pour une infection ou une complication. » À l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, on reçoit plutôt des nourrissons fiévreux et plus de cas traumatologiques, plus de chutes à domicile, de brûlures liées aux accidents domestiques, de traumatismes crâniens. « Habituellement, observe Guillaume Morel, il n’y a pas autant de polytraumas sur des enfants sans doute laissés un peu seuls, sans surveillance. On reçoit aussi régulièrement des enfants secoués, un par semaine, quand on en recevait un seul sur tout un hiver. »
Des chiffres à tempérer pour le pédiatre. « Le vrai problème reste le défaut de consultations, avec notamment des enfants atteints de diabète ou de maladies neurologiques, dont les parents remettent à plus tard les visites. Ce qui finalement, pour des enfants, est plus grave que le coronavirus. Ce n’est pas de la maltraitance mais une négligence importante. » Et Guillaume Morel souligne que la situation est plus grave encore en Seine-Saint-Denis. « Parce que les hôpitaux pédiatriques ont été transformés en hôpitaux pour adultes. Les services pédiatriques fonctionnent donc a minima_, alors que les conditions de vie sont plus difficiles pour des enfants qui vivent à cinq dans 40 m2. »_ Pour toutes ces raisons, les pédiatres craignent le moment du retour à la normale « pour les enfants souffrant de pathologies sévères et qui n’ont pas pu consulter. Les services de pédiatrie risquent un engorgement. D’autant qu’on aura toutes les épidémies de grippe habituelles, et toujours en présence du coronavirus ».
Sur le déconfinement, justement, du côté du 119, on appréhende. « Ce qu’on peut craindre, prévoit Pascal Vigneron_, c’est que les départements n’aient pas pu gérer toutes les situations préoccupantes et, de fait, un engorgement à suivre. Tout ce qui n’a pas pu se dire va prendre de l’ampleur. Un enfant qui n’a pas pu s’exprimer, après deux mois et demi de confinement, ça peut être catastrophique ! »_ À L’Enfant bleu, Isabelle Debré abonde : « Nous anticipons un grand nombre de demandes d’aide à la sortie du confinement, lorsque les enfants pourront se confier aux adultes protecteurs en qui ils ont confiance. Il s’agit donc pour nous de répondre à un double défi : maintenir et développer dès aujourd’hui le service essentiel à leur protection et préparer demain leur accompagnement et leur reconstruction. » Le retour s’annonce douloureux.
Pour Fabienne Quiriau, à la Cnape, « ce sera le moment de lever le voile. Si des familles ont réinvesti leur rôle parental et éducatif, l’inquiétude, c’est ce qu’on n’aura pas vu, la partie immergée. Il faudra faire le tri dans les appels au 119, ce que vont devenir ces appels et comment seront traitées les nouvelles situations ». Martine Brousse s’interroge : « Qu’est-ce qu’on va découvrir ? Que saura-t-on de plus sur les violences sourdes, notamment sur les plus petits ? Comment le système judiciaire va-t-il faire face aux maltraitances, quand on sait qu’il n’y a pas assez d’enquêtes juridiques au regard des appels ? Ça va être un raz de marée… » Un raz de marée qui dépassera les violences ordinaires que sont les brimades et les torgnoles, et pourrait mettre en lumière les violences invisibles, silencieuses. Les privations, les humiliations, les violences psychologiques et les abus sexuels.
(1) L’association L’Enfant Bleu, qui a étoffé sa cellule d’écoute, a pour l’occasion lancé sur son site un fonds de soutien exceptionnel pour répondre aux difficultés qui risquent de suivre le confinement.
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