En Grèce, la bourse ou la vie
Épargné par la crise sanitaire, le pays n’échappe pas à la crise économique et sociale, dont entend profiter le gouvernement de droite. Le virus, lui, pourrait bien arriver cet été… avec les touristes.
dans l’hebdo N° 1604 Acheter ce numéro
En direct à la télévision grecque le 8 avril dernier, Adonis Georgiadis, ministre grec du Développement, est interrogé sur l’octroi d’une aide éventuelle aux ménages les plus touchés par le confinement : « Pour quoi faire ? répond-il. Ils ne peuvent pas voyager, ils ne peuvent pas aller au restaurant, ils ne peuvent pas aller dans des boutiques, ils en feraient quoi, de cet argent ? » « Manger… », lâche timidement le présentateur. « Pour peser 300 kilos ! » s’exclame le ministre, soulevant un tollé sur les réseaux sociaux. Six jours plus tard, il récidive : « Si vous êtes chômeur de longue durée depuis dix, vingt, trente mois et que vous arrivez à vivre, c’est que vous travaillez au noir. Pas besoin d’allocations. » Un raisonnement pour justifier le fait que, sur les 570.000 chômeurs de longue durée recensés par l’Institut des statistiques (Elstat), seuls 155.000 vont toucher une indemnité pour le temps du confinement. En Grèce, un chômeur perçoit 380 euros par mois, durant un an seulement, indépendamment de son ancien salaire, d’où une nouvelle levée de boucliers.
Peu lui chaut. Une fois lancé, Adonis Georgiadis, ministre aux convictions d’extrême droite des plus décomplexées, ne s’arrête pas. Et pour cause, il est le fer de lance du gouvernement ultra-néolibéral de Kyriakos Mitsotakis. Un gouvernement qui, certes, a très bien géré la crise sanitaire du coronavirus jusqu’à présent, mais qui en a profité pour mettre le pays au pas à tous les niveaux, à commencer par les salaires. « La première chose qu’ils ont faite, c’est de s’attaquer aux heures supplémentaires, explique Nikos Antoniou, du Syndicat des relieurs et libraires. Avant, l’employeur devait les déclarer en amont, de façon que l’inspection du travail puisse vérifier. Désormais, il le fait en aval, et plus aucun contrôle n’est possible. »
Ainsi, les dénonciations d’heures supplémentaires non déclarées et non payées se sont multipliées sur des pages spécialement créées sur les réseaux sociaux, mais elles sont pour la plupart anonymes. « Avec le spectre de la récession et du chômage qui se pointe, qui va prendre le risque de dénoncer son employeur ? » demande Alekos Gatrinos, électricien, qui s’estime privilégié car il est payé avec « seulement » deux semaines de retard. Manolis, jeune cuistot de 23 ans, n’y pense même pas. « Pour quoi faire ? s’interroge-t-il. Si je suis viré, je ne retrouverai pas de travail. Les restaurants vont employer moitié moins de personnel, alors, même si le salaire baisse, je vais rester. »
De fait, la baisse éventuelle, probable même, des salaires est dans la tête de tous les Grecs. L’alerte a été donnée par des « fuites organisées » dans la presse, immédiatement dénoncées par le gouvernement, preuve, pour la professeure Irini Kondaridou, que « c’est vraiment dans les tuyaux ».
Le processus s’est déroulé en deux temps. D’une part, on a suspendu tous les contrats de travail et les conventions collectives ; d’autre part, sous couvert de soutien aux entreprises obligées de fermer à cause du confinement, le gouvernement a octroyé une allocation de 800 euros aux salariés pour les huit premières semaines de confinement. « Cette indemnité est en fait une baisse de salaire déguisée, explique Despina Koutsouba, archéologue et syndicaliste. Cela correspond à 534 euros par mois, soit moins que le Smic, qui venait d’être augmenté à 650 euros par le gouvernement précédent. » Et qui dit moitié moins de salaire dit aussi moitié moins de salariés. Désormais, les entreprises peuvent employer à volonté leur personnel deux semaines par mois pour un salaire réduit de 50%, et ce pendant neuf mois – soit moins de 300 euros, auxquels ne peut s’ajouter aucune indemnité chômage.
« Cela va entraîner tous les salaires vers le bas », prédit Nikos Antoniou, qui s’inquiète surtout de voir cette loi s’installer « pour de bon » dans le code du travail : « Elle est faite sur mesure pour le patronat, il y a peu de chances qu’après la crise elle disparaisse. Ici, c’est la loi de la jungle qui prévaut désormais. »
Même constat pour Savas Robolis, professeur émérite à l’université Panteion d’Athènes, qui prévoit une récession bien plus importante que celle annoncée par le FMI, et pas uniquement à cause du coronavirus. Pour cet ancien directeur de l’Institut du monde du travail, le problème majeur vient du refus du gouvernement grec de toucher aux 29 milliards de réserves engrangées par l’État sous le précédent gouvernement Syriza (1) via l’impôt, « d’où la nécessité de baisser les dépenses publiques, donc de baisser les retraites et les salaires ». Et ce chercheur d’enfoncer le clou : « Les dirigeants ont annoncé un gel des licenciements pendant le confinement, mais que va-t-il se passer après, quand la récession sera là, quand la consommation va chuter, quand le tourisme sera en chute libre ? »
Justement, conscient de l’importance vitale du tourisme, le gouvernement Mitsotakis a déjà annoncé l’ouverture de la saison pour le 1er juillet. Haris Theocharis, ministre du Tourisme, espère « 10 millions de visiteurs », sur les 33 millions attendus avant la crise du coronavirus. C’est peu, reconnaît le ministère, mais cela permettra de contenir le chômage, que le patronat prévoit à presque 20 % dès l’automne.
C’est là que se pose un problème de taille. Le pays a été épargné par le virus (2), car le confinement a commencé très tôt. Sa population n’a donc pas été exposée, contrairement aux visiteurs potentiels qui viennent essentiellement de pays très touchés, comme la France, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne ou les États-Unis. Pour Andreas Mentis, directeur de l’Institut Pasteur d’Athènes, cela soulève un dilemme : « Le problème pour la Grèce est surtout le tourisme d’été, qui génère des revenus sans lesquels nous aurons un hiver difficile. Et si vous vivez dans un pays meurtri par le virus, vous allez vouloir venir dans un pays épargné, comme la Grèce. Nos îles peuvent être protégées facilement par des mesures de quarantaine ou un confinement, mais si vous avez des -visiteurs, il n’y a pas grand-chose que vous puissiez faire. » En outre, dans les îles grecques, la population est vieillissante, donc fragilisée, et les structures sanitaires spartiates. La question se pose de façon encore plus aiguë pour les trente îles avec moins de 500 habitants, les plus prisées, telle Tilos, dans le Dodecanèse. La maire de l’île, Maria Kama, tire le signal d’alarme : « Nos maisons sont mitoyennes, nos cours se touchent, nous allons tous dans la même boulangerie, le même supermarché, le même café. Un seul malade et c’est la contamination générale. Or nous n’avons pas d’hôpital, juste un dispensaire, et il n’y a qu’un seul hélicoptère d’évacuation pour tout le pays. »
D’où le choix difficile qui se pose au gouvernement : protéger sa population ou laisser libre cours au tourisme, qui emploie une personne sur cinq et participe pour plus de 20% au PIB. La logique de l’économie a prévalu et, dès le week-end des 16 et 17 mai, les plages aménagées ont de nouveau été accessibles. Dans la même logique, le gouvernement vient d’ouvrir un boulevard aux investisseurs, colonne vertébrale de sa politique de relance. Alors que la contestation est réduite à son minimum, il a choisi de faire adopter une loi très attendue par les multinationales énergétiques, mais dénoncée par toutes les ONG de protection de l’environnement. Cette loi promeut les exploitations d’hydrocarbures en mettant en danger les zones Natura 2000 de protection de la biodiversité.
Mais il n’y a pas que les atteintes au droit du travail ou à l’environnement. Comme au pire moment de la crise de la dette, le Parlement grec ne légifère plus. Toutes ces mesures ont été prises par décrets, sans débat ni discussion possible. À tel point que le Journal des rédacteurs titrait en une le 11 avril : « Ouvrez le Parlement ». « Le gouvernement ne veut plus la moindre opposition ou remise en question », souligne la sociologue Alexandra Koronaiou. « Nous l’avons vu dès son arrivée au pouvoir, avec la répression dans le quartier d’Exarchia. Maintenant, le coronavirus lui donne l’occasion de légitimer ce qu’il fait au nom de la protection de la population. » Stathis Gothis, secrétaire général du syndicat des employés du ministère de la Culture, va plus loin : « Cette répression qui s’exerce tous les jours sur les places publiques, contre les réfugiés, les manifestants, sous prétexte de coronavirus, n’est que la répétition générale de ce qui va se passer quand les Grecs, à bout, descendront dans la rue. Deux crises coup sur coup, c’est trop, même pour eux. »
(1) Le gouvernement Syriza, dirigé par Alexis Tsipras, a été au pouvoir de janvier 2015 à juillet 2019.
(2) Au 19 mai, le pays comptait officiellement 156 décès dus au Covid-19.
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