« Macron est un manipulateur du langage »
La sémiologue Cécile Alduy met en relief le goût de la dramatisation du Président ainsi que la continuité de son rapport paternaliste aux Français depuis son élection.
dans l’hebdo N° 1602 Acheter ce numéro
Rappelez-vous, c’était il y a trois ans tout juste. Le 7 mai 2017, Emmanuel Macron s’avançait solennellement vers la pyramide du Louvre alors que L’Ode à la joie retentissait dans la cour du Palais-Royal. À peine élu, Jupiter donnait déjà le ton. Trois ans plus tard, en pleine crise sanitaire, l’aura n’est plus la même. Entre-temps, « ceux qui ne sont rien » ont endossé leur gilet jaune, et les « Gaulois réfractaires » se sont mobilisés pendant plus de deux mois contre la réforme des retraites. Si les mots du Président peuvent changer, son rapport aux Français reste le même, paternaliste et vertical, analyse Cécile Alduy (1), comme l’a montré encore son message du 1er Mai, où les deux mots qu’il a trouvés pour qualifier les 1ers Mai passés sont « joyeux » et « chamailleurs », comme s’il s’adressait à des enfants.
Au regard des événements qui se sont succédé au cours du mandat, des premières réformes menées tambour battant à la crise sanitaire en passant par les gilets jaunes et l’affaire Benalla, comment ont évolué le langage présidentiel et la posture du Président au fil de ces trois premières années ?
Cécile Alduy : Ce qui me frappe, ce sont des continuités plutôt que des ruptures dans la manière dont Emmanuel Macron parle aux Français et se comporte. Certes, la crise des gilets jaunes a sans doute marqué un tournant avec, pour la première fois, une allocution sur le mode de l’humilité, une promesse de se réformer soi-même pour reconstruire l’unité du pays. Un écho de cette quasi-contrition s’entend dans le discours du 13 avril, où il a parlé de se « réinventer » et admis « des ratés ». Mais, finalement, il n’a pas changé son rapport vertical et paternaliste aux citoyens. Il continue de vouloir jouer un rôle sur mesure, d’écrire seul une histoire dont il serait le personnage principal, selon une mystique martiale et quasi royaliste (il a théorisé lui-même le fait que les Français regrettaient un roi et avaient besoin de verticalité) du leader qui incarnerait la nation.
Depuis son inauguration théâtrale, traversant la cour du Louvre seul et vêtu de noir, jusqu’à son « itinérance mémorielle » et sa manière de marteler « nous sommes en guerre » lors de l’allocution du 16 mars, Emmanuel Macron aime dramatiser, au sens propre de -représentation théâtrale, et être seul en scène. C’est un homme du monologue – souvenons-nous de ces tirades de sept heures lors du faux « grand débat » sans débat – et non du dialogue. Il croit sincèrement que, gouverner, c’est incarner l’autorité et le pouvoir – et il a vu les ravages du manque d’incarnation de François Hollande. Il est perpétuellement dans la performance du rôle pour emporter l’adhésion. En anglais, on dirait « he is all acting » – il est tout dans l’action dramatique (« to act » : agir et jouer un rôle). Du coup, les gens perçoivent qu’il n’est pas sincère, que c’est un masque. Même aujourd’hui, dans un contexte pour le coup réellement tragique, il semble incapable d’émotion sincère.
Que reste-il du fameux « en même temps » ?
Je ne pense pas que le « en même temps » ait disparu. On l’a vu très récemment pour les municipales : il faut aller voter et « en même temps » il ne faut plus mettre le nez dehors. Ou encore aujourd’hui : on va ouvrir les écoles et « en même temps » laisser les maires et les parents décider ; on aura un plan de « déconfinement » sous quinze jours (disait-il le 13 avril) et en même temps il faut respecter les données scientifiques (et en même temps on ne les suit pas pour les écoles). C’est en permanence une prétention de khâgneux à une dialectique au mieux vide, au pire dangereuse. On peut manipuler les concepts dans une copie de concours mais, dans la vraie vie, soit on mise sur la croissance, soit on respecte les accords de Paris ; soit on respecte les droits sociaux, soit on les limite.
Emmanuel Macron a trouvé le « en même temps » par opportunisme politique en surveillant de près les sondages d’opinion, qui montraient qu’entre les partisans d’un Juppé et d’un Hollande les différences étaient minimes. Il a voulu créer les conditions théoriques (la dialectique du « en même temps »), psychologiques (c’est enthousiasmant de participer à un mouvement « disrupteur ») et idéologiques (libéralisme économique et culturel) du rassemblement que les appareils partisans empêchaient. Ce positionnement n’a pas bougé d’un iota, si ce n’est que, et là encore par opportunisme politique, Emmanuel Macron est aujourd’hui plus à droite que Juppé sur l’islam, les libertés individuelles et civiques, la sécurité.
Au cours de son mandat, le Président a introduit de nouvelles notions au sein de l’espace public : « disruptif », « bienveillance » ou encore dernièrement le « séparatisme ». Il en a fait disparaître d’autres, comme « pénibilité ». Comment a-t-il mis le langage au service de son projet politique ?
Emmanuel Macron est un manipulateur du langage. Lorsqu’il dit qu’il n’aime pas le mot « pénibilité », il est bien conscient qu’éliminer le terme des textes de loi permettra de mettre la réalité sous le tapis. Il est prestidigitateur en invisibilité : hier avec le « pognon de dingue » ou l’affirmation qu’on ne peut pas « faire de miracles » pour l’hôpital ; aujourd’hui avec la métaphore de la « guerre » et de « l’ennemi invisible », pour cacher les carences inouïes du gouvernement en termes d’anticipation et de réactivité par rapport à la pandémie.
Ce qui importe dans la parole politique, c’est autant ce qui est dit que les non-dits. Or, jusqu’à cette crise, qui agit, tout comme les gilets jaunes, comme un révélateur des invisibles, Emmanuel Macron ne parlait pas des infirmières, des caissières, des assistantes maternelles, des livreurs, des éboueurs. Il célébrait les « héros » dans une vision très romantique et XIXe de l’histoire de France et les « premiers de cordée » plutôt que les « illettrés » et « ceux qui ne sont rien ». Cette dernière phrase témoigne d’un mépris de classe assez abyssal : le Président ne daigne même pas nommer ceux qu’il réduit à « rien ». Ils sont absents de son discours comme de ses préoccupations. C’est d’une violence sociale incroyable. Le discours d’un président de la République devrait représenter la nation dans son entier. Celui d’Emmanuel Macron, jusqu’à la crise, dérobe tout un pan de la société française, qui disparaît du discours, des représentations médiatiques, des textes de loi. Tout un pan qui n’a plus le droit d’exister, plus de légitimité à demander du respect, de la considération, des droits.
Lors de son allocution du 13 avril, le Président n’était plus chef de guerre mais se posait cette fois en observateur : « Comme vous, j’ai vu des ratés », « comme tous les pays du monde… ».
Cette passivité doublée de fatalité est inhabituelle chez lui et dans ses mots…
Oui et non : souvent, Emmanuel Macron procède d’abord à un diagnostic, avec une petite minute de fausse humilité, pour ensuite asséner son plan d’action. Ce n’est pas différent cette fois. Des ratés ? C’est plus que ça : c’est une responsabilité, y compris pénale, dans les messages contradictoires en mars, le manque d’anticipation, l’absence de renouvellement des stocks de masques et de protections. C’est une captatio benevolentiae [recherche de la bienveillance] par l’affichage d’une -proximité de façade : il utilise le « vous », le registre compassionnel des émotions, tout juste s’il ne vous prête pas son mouchoir pour commisérer ensemble. Puis plan d’attaque, promesses, on est dans l’action.
Ce soir-là, l’entourage de Macron annonçait un discours « churchillien ». Lui a choisi de faire allusion au Conseil national de la Résistance. Invoquer l’histoire pour justifier son (in)action semble être une constante dans ses prises de parole depuis sa prise de fonction…
C’est en effet une constante : tantôt c’est de Gaulle, tantôt c’est Mitterrand, tantôt c’est Chirac (voire Obama ou Trudeau)… Il endosse des rôles et des paroles qui le précèdent. L’idée, c’est que le modèle est déjà compris, assimilé et adoubé par les Français : c’est un point de référence commun à travers lequel nouer une relation, une langue commune. Et, par ricochet, bénéficier de la même popularité. Cela permet de rendre lisible leur histoire aux Français. De leur montrer une continuité : on est déjà passés par là (la guerre, la reconstruction), on peut tirer des leçons du passé. Et de forger une unité par ces références communes. D’où aussi ses hommages aux disparus très populaires comme Johnny Hallyday ou Jean d’Ormesson : c’est créer du lien et du collectif autour d’icônes.
Mais après trois ans de novlangue technocratique et de mise en scène, les mots du Président délivrent-ils encore un sens ?
Le problème d’Emmanuel Macron, c’est que c’est un caméléon qui change de rôle et de langue au gré des interlocuteurs. Quand il parle au Financial Times, c’est de la novlangue pleine d’anglicismes à faire frémir un prof de français. Il parle comme Johnny lorsqu’il s’adresse aux fans du chanteur. C’est un ventriloque, un acteur. Et on ne croit pas un acteur, car on ne sait pas qui il est vraiment. Ni quelles sont ses valeurs.
Finalement, après le dialogue de sourds observé avec les gilets jaunes, ou la violence symbolique qui se cache parfois dans ses propos, le Président sait-il s’adresser à l’ensemble de la nation ?
Il sait s’adresser à des segments de la population : les entrepreneurs, les autorités religieuses, les intellectuels parfois. Il peut même parler à des syndicalistes (par exemple pendant l’entre-deux tours de la présidentielle), et il est très conscient de son rôle de gardien de l’unité de la nation. On ne peut pas lui reprocher de ne pas essayer de forger cette unité. Mais il le fait souvent de manière paternaliste, ringarde ou grandiloquente (« on est en guerre », comme s’il était Clemenceau) en usant d’un registre compassionnel qui est démenti par les textes de loi qu’il propose. C’est un peu le serpent Kaa dans Le Livre de la jungle : une langue suave et doucereuse pour hypnotiser les esprits par des mots pansements (« j’ai entendu la colère », etc.), mais sans changer de cap sur les réformes économiques et la priorité donnée au capital.
(1) Cécile Alduy est l’autrice de Ce qu’ils disent vraiment. Les politiques pris aux mots, Seuil, 2017.
Cécile Alduy Professeure de littérature française à l’université de Stanford (Californie), chercheuse associée au Cevipof, Sciences Po.