« Nous ne pouvons plus nous taire » : les témoignages de hauts fonctionnaires de l’Éducation nationale
Ils sont cadres au ministère, Dasen* ou inspecteur général. Une quinzaine d’entre eux ont rédigé une tribune où, de l’intérieur, ils décortiquent les dérives des politiques menées par leur ministre Jean-Michel Blanquer depuis 2017. Des dysfonctionnements particulièrement visibles à l’heure du Covid-19.
Ces témoignages sont ceux d’un désastre annoncé. Publiés sur le Café pédagogique ce jeudi 14 mai, ils font écho à une autre tribune, d’un haut fonctionnaire anonyme, publiée sur ce même site deux jours plus tôt. Après la réouverture des écoles dans un climat anxiogène, ils dénoncent la gestion autoritaire du ministre, bien avant les premiers signes de l’épidémie du coronavirus, et les mensonges sciemment véhiculés depuis la Rue de Grenelle. Notamment par un double discours sur la priorité accordée au primaire, la quête de « l’excellence » en lycée professionnel et la réforme du bac opérée dans la précipitation. Des orientations politiques appliquées à marche forcée, qu’ils racontent à travers cette liste :
Des enseignants à qui l’on distribue des « guides », au mépris de leur expertise, des inspecteurs du premier degré que l’on veut caporaliser, dont on réduit les missions à des fonctions de contrôle, des inspecteurs du second degré sommés de relayer des injonctions paradoxales […]_, des chercheurs en sciences de l’éducation, en sciences humaines et sociales que l’on stigmatise, ostracise, voire excommunie du débat d’idées […], des instances d’évaluation que l’on met au pas, voire que l’on remplace pour que le ministre ne puisse disposer que des évaluations abondant dans le sens des réformes du ministère._
Pour ces cadres de l’Éducation nationale, « l’aveuglement scientiste » de Jean-Michel Blanquer montre aujourd’hui ses limites. Les neurosciences seraient, depuis trois ans, le fer de lance de toute nouvelle mesure pédagogique, quitte à éluder une partie des sciences de l’éducation et des sciences sociales. Avec, en preuve matérielle du bien-fondé de cette doctrine, l’avènement du numérique, particulièrement visible pendant le confinement malgré l’impréparation des enseignants et des élèves. Les auteurs de la tribune évoquent des « soft skills issues de l’idéologie néolibérale » qui « contaminent le champ éducatif comme nouveau modèle de compétences ».
Les preuves les plus accablantes des doubles discours tenus par le ministre sont, selon les auteurs de la tribune, les mesures érigées pour garantir davantage de « justice sociale ». Dans les filières générales, la réforme du bac et ses E3C « rétablit une culture élitiste qui trie, hiérarchise et sélectionne les élèves » et met encore davantage en exergue les « inégalités territoriales ». Dans l’enseignement professionnel, ces hauts fonctionnaires déplorent « une baisse drastique des horaires, ce qui interdit désormais tout projet de poursuites d’études » pour les élèves après leur baccalauréat.
« Le ministre ne connaît pas le premier degré »
Mais c’est surtout à l’école primaire et maternelle que les dérives sont les plus alarmantes selon Maurice Danicourt, pseudonyme d’un haut fonctionnaire de la Rue de Grenelle. « Le ministre ne connaît pas le premier degré » : c’est ce postulat de départ qui l’a poussé à écrire une tribune le 12 mai dernier, également publiée sur le Café pédagogique. Il revient sur les mensonges autour des masques des enseignants, les protocoles sanitaires impossibles à mettre en œuvre, le décalage entre le respect des gestes barrières et le quotidien d’une classe de maternelle ou primaire. Sans compter une gestion plus que chaotique pendant la période de confinement :
La « continuité pédagogique » n’était au départ qu’un slogan sur lequel tous les enseignants de ce pays ont sué sang et eau pour lui donner un contenu. Ils ont d’ailleurs été obligés d’utiliser, pour le faire vivre, leurs propres équipements téléphoniques et informatiques, tout comme les abonnements payés de leur poche.
Outre les injonctions contradictoires entre ministère de l’Éducation et rectorat, Maurice Danicourt fustige la stratégie du « débrouillez-vous » du ministre qui, sous couvert d’autonomie et de confiance, impose de plus en plus de responsabilités aux directrices et directeurs d’école, sans moyens supplémentaires. Le fonctionnaire rappelle que le ras-le-bol ne date pas d’hier : « Il n’y a pas si longtemps que ça, une directrice mettait dramatiquement fin à ses jours. » Il demande au président de la République, Emmanuel Macron, de retenir la leçon du Covid-19 en repensant fondamentalement l’organisation de l’Éducation nationale, notamment en renvoyant son actuel ministre, Jean-Michel Blanquer.
* Directeur·rice académique des services de l’Éducation nationale
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