Plan de relance franco-allemand : Un minimum vital

Le plan de relance franco-allemand est inédit par sa forme et son ampleur, qui reste néanmoins en deçà des espérances et ne prévoit aucune réorientation des politiques économiques.

Erwan Manac'h  • 20 mai 2020
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Plan de relance franco-allemand : Un minimum vital
© Photo : POOL/Getty Images via AFP

Si elle n’était pas solidaire dans un tel contexte de crise, quelle serait encore la raison d’être de l’Europe ? C’est avec cette gravité que les dirigeants européens débattent des contours du « plan de relance » de l’économie européenne, qui s’annonce aussi inédit par son ampleur que crucial pour l’avenir de l’Union. La Commission européenne s’est donné jusqu’au 27 mai pour échafauder un plan qu’elle soumettra aux 27 chefs d’État début juin.

Les tensions sont maximales, comme depuis le début de la crise, à tous les échelons de l’alambic institutionnel européen. « Nous sommes dans un moment de tension assez fort, témoigne Aurore Lalucq, eurodéputée Place publique. L’architecture de l’Union est défaillante, nous le savons de longue date. La multitude de petits feux qui couvaient s’est embrasée avec la crise. » Pressés par une attente inédite, le Parlement « exige », la Commission tente de dégager une synthèse, et c’est, avant même l’issue des discussions, Angela Merkel qui arbitre. Ce 18 mai, avec Emmanuel Macron à ses côtés, la chancelière allemande a dévoilé un accord bilatéral qui doit servir de cadre aux négociations avec les chefs d’État et échafauder un plan dont les détails restent à établir par les institutions européennes.

« Argent frais »

Le rapport de force est désormais bien connu : au Nord, dans le rôle des rigoristes gardiens de l’orthodoxie financière – et d’une certaine suprématie économique – l’Allemagne, les Pays-Bas, suivis par l’Autriche, la Suède et le Danemark, prêchent pour un plan minimal. Berlin fait déjà cavalier seul en inondant ses entreprises d’aide financière (1 000 milliards à ce jour), grâce aux moyens colossaux dont elle dispose. Elle est longtemps demeurée frileuse à l’idée de tendre la main aux pays les plus fragiles. Au Sud, les pays qui ne se relèveront pas sans une solidarité de l’UE, notamment parce que la monnaie unique est un carcan trop exigeant et que les politiques d’austérité les ont fragilisés. La France, à la fois un peu au Nord et un peu au Sud, est en train de parvenir à incarner une position centrale.

En Italie, un dégoût croissant de l’Europe…

Depuis la signature du traité de Rome en 1957, les Italiens ont longtemps été parmi les peuples les plus pro-européens. Pourtant, depuis ces deux dernières décennies, face à l’arrivée massive de réfugiés sur leurs côtes méridionales, et sans véritable solidarité de la part des autres États face à cette question (pour le moins) continentale, l’adhésion aux institutions de Bruxelles n’a cessé de s’éroder, offrant un boulevard à la xénophobie anti-migrants des formations d’extrême droite, telle la Ligue de Matteo Salvini. La crise sanitaire n’a fait qu’amplifier cette tendance, notamment lorsque plusieurs États européens – dont la France – ont bloqué et saisi, en plein confinement, des importations de masques de protection destinés à l’Italie. Depuis lors, les sondages indiquent qu’un Italien sur deux serait désormais favorable à un « Italexit », et que 84 % d’entre eux « estiment que les autres pays de l’UE n’ont pas aidé l’Italie durant la crise du Covid-19 ». Ce qui explique que nombre d’élus locaux aient décroché la bannière étoilée européenne, habituellement au côté du drapeau transalpin. Aujourd’hui, l’attitude d’États du nord de l’UE, comme les Pays-Bas, voire l’Allemagne, refusant les fameux « corona bonds » et, plus largement, toute solidarité en matière de dette financière due aux conséquences de la pandémie, n’arrange rien…

Olivier Doubre

Nous connaissons désormais l’ampleur du plan. Le couple franco-allemand table sur une enveloppe de 500 milliards d’euros, en plus des 540 milliards de prêts annoncés par l’Eurogroupe le 9 avril. C’est, au total, cinq fois plus que le dernier plan de relance déployé après la crise de 2008. Mais aussi bien moins que les besoins estimés par le commissaire européen chargé de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l’espace Thierry Breton (1 500 milliards), et deux fois moins que ce que demandait le Parlement européen le 14 mai.

Dans ce cadre, l’enjeu des discussions tous azimuts est triple. En premier lieu, les dirigeants européens s’écharpent pour déterminer si ce plan doit comprendre des prêts à rembourser ou des subventions directes aux pays les plus fragilisés par la crise. Un transfert de richesse en « argent frais » dont l’idée était jusqu’ici combattue par les pays du nord de l’Europe, auquel Angela Merkel s’est finalement convertie. Mais le principe devrait faire l’objet d’intenses tractations avec les 25 autres chefs d’État.

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« Règles budgétaires »

Le second point de friction marque une fracture plus directement politique : ces aides, distribuées aux États et régions qui en auront le plus besoin, seront-elles conditionnées ? Seront-elles adossées au « semestre européen », le programme de réformes à forte connotation néolibérale prescrit chaque année par la Commission européenne ? Angela Merkel l’a confirmé à demi-mot : le plan de relance devra être déployé « en accord avec les traités et les règles budgétaires ». Le dossier de presse affirme également que l’Europe devra recueillir « un engagement clair des États à suivre des politiques économiques saines et un programme de réformes ambitieux ». Un signal fâcheux, pour la gauche du Parlement européen, qui craint de voir se perpétuer le cocktail économique qui a fragilisé les États, à commencer par leurs systèmes de santé. L’Europe est repartie pour de « l’austérité puissance 10 », a tweeté le 18 mai au soir Manon Aubry, eurodéputée La France insoumise.

Ces aides seront-elles au contraire adossées à des règles écologiques, pour garantir que la trajectoire que l’UE s’est donnée – la neutralité carbone à l’horizon 2050 – ne soit pas mise entre parenthèses au nom de la crise ? C’est l’occasion ou jamais de déployer des moyens en faveur du climat, mais aussi la dernière chance au regard de l’urgence climatique et du temps que prendra la crise du coronavirus. Lundi, Angela Merkel et Emmanuel Macron n’ont pas répondu formellement à cette question, qui devra être discutée au cours des négociations qui s’échelonneront ces prochaines semaines. Il faudra une analyse scrupuleuse du plan, car « le diable se situe dans les détails », prévenait Manuel Bompard, eurodéputé insoumis, quelques heures avant le double discours. « Tout le monde dit que le plan doit être compatible avec la neutralité carbone, mais si c’est pour accroître les programmes de captation de CO2, ce n’est pas souhaitable », juge notamment l’eurodéputé. La gauche du Parlement européen craint en effet que la crise ne serve à saper les modestes avancées obtenues péniblement sur le terrain climatique ces dernières années.

« Green Deal européen »

La grande agitation, pour l’heure, semble en tout cas propice à l’activité des nombreux lobbys qui agissent à Bruxelles. Leur activité s’est intensifiée pour peser sur les décisions à venir, mais la crise a également été une occasion de « reconditionner leurs anciennes revendications », observe Corporate Europe Observatory. Dans un récent rapport sur le sujet, l’ONG spécialisée dans la veille de l’activité des lobbys européens dresse une longue liste de leurs agissements en période pandémique : BusinessEurope, le lobby du patronat européen représentant notamment Google, Bayer, Shell et Facebook, a immédiatement lancé une campagne pour demander le report d’éléments clés du « Green Deal européen » ; les grandes banques ont obtenu un assouplissement des règles prudentielles instaurées après la crise financière de 2008 ; les représentants des industries agroalimentaires et chimiques ont pris la plume pour attaquer la réforme de la politique agricole commune, dont les ultimes arbitrages étaient attendus à la veille du confinement général ; les industriels du plastique ont tenté de profiter de la crise pour faire annuler l’interdiction des plastiques à usage unique, en affirmant leur nécessité afin d’« assurer l’hygiène, la sécurité et la protection contre la contamination »… Selon l’ONG, « il est essentiel que les décideurs politiques européens se tournent activement vers d’autres voix, telles que celles des universitaires, des ONG et des citoyens ». Elle note notamment qu’aucun rendez-vous n’a été pris entre les représentants de la Commission européenne et les associations de malades, alors que les entrevues se multiplient avec l’industrie pharmaceutique.

Ces dernières semaines, les discours se sont teintés de vert et d’un volontarisme peu courant à Bruxelles. « Contre le changement climatique, il n’existe pas de vaccin, déclare Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission. Si nous devons augmenter la dette que nos enfants devront assumer à l’avenir, la moindre des choses est que nous investissions dans […] un avenir propre. » Le Parlement européen a adopté le 14 mai une résolution gonflée à l’hélium, qui a presque aussitôt fait flop et sur quasiment toute la ligne. Elle demandait que le futur plan de relance ne s’intègre pas, mais s’ajoute au budget pluriannuel en cours de négociation pour la période 2021-2027, dont la négociation était particulièrement difficile avant la pandémie. Une demande immédiatement écartée par la Commission européenne et le duo franco-allemand. Le Parlement européen réclamait que le plan de relance soit distribué sous forme de subventions et financé par des ressources propres. Le premier vœu serait exaucé si la proposition franco-allemande aboutissait, mais le second est remis à plus tard et aux discussions laborieuses qui agitent les institutions européennes. Il réclamait surtout 2 000 milliards d’euros et devra faire avec une enveloppe deux à quatre fois moins importante (selon si on intègre ou non dans le plan de relance les prêts déjà annoncés).

Ce volontarisme des parlementaires est en réalité peu surprenant. Ils sont tentés, même à droite, d’arracher toujours plus de pouvoir en dotant l’Union d’un véritable budget et de marges de manœuvre significatives. La majorité ne semble néanmoins pas disposée à faire d’excès de zèle, même si la résolution qu’elle avait soumise et fait adopter à 80 % brandissait clairement « les pouvoirs de veto » que le Parlement ne manquerait pas d’utiliser si le plan devait manquer d’ambition. Le chef de file des députés LREM, Stéphane Sejourné, exhortait le 13 mai ses collègues à « ne pas avoir la main qui tremble » en défendant la résolution et la cible de 2000 milliards. Cinq jours plus tard, face à une enveloppe deux fois moindre, il saluait néanmoins un « grand jour pour les pro-européens », préférant voir le verre à moitié plein.

« Vision commune »

Le troisième enjeu des intenses tractations à l’œuvre est celui du financement de ce gigantesque plan. Comment trouver ces milliards, alors que l’Union dispose d’un budget famélique ? La controverse sur les « corona bonds » a montré une première fois au début de la crise la faiblesse du projet européen et son incapacité à déployer des mécanismes de solidarité à la hauteur des enjeux. Il était alors question que l’Europe garantisse des emprunts passés par les États, pour que les plus fragiles, comme l’Italie, puissent emprunter à un prix raisonnable afin que leur dette reste soutenable… Et que la zone euro soit préservée de l’implosion. L’Allemagne et les Pays-Bas ont fait échouer ce projet. L’alternative qui est désormais sur la table, défendue par Angela Merkel et Emmanuel Macron, est celle des « recovery bonds ». L’Europe emprunterait en son nom propre pour redistribuer aux États qui en ont besoin. C’est inédit, mais cela ne permettra pas d’emprunter dans les mêmes proportions qu’avec des « corona bonds », selon Manuel Bompard : « L’Europe dispose d’un budget de 300 milliards à mettre en face de ces emprunts, c’est dix fois moins que chaque État membre, les sommes empruntables ne sont pas à la hauteur des enjeux. »

L’autre débat que tout cela sous-tend, qui agite pour l’heure surtout les économistes, est celui du remboursement de cette gigantesque dette que chacun accumule. Des voix de tous bords proposent de la « monétiser » en partie en la faisant racheter par la Banque centrale – qui créerait pour cela de la monnaie. Charge ensuite à cette dernière de la rayer d’un trait de plume ou de la déclarer « perpétuelle », c’est-à-dire sans date de remboursement. Ce débat devrait faire de plus en plus de bruit à mesure que les dettes s’accumuleront, mais il n’a pas encore percé les murs des institutions européennes. Le plan franco-allemand écarte même explicitement cette perspective en affirmant la nécessité d’un « plan de remboursement contraignant ».

En attendant, tribunes, appels et plateformes revendicatives se multiplient pour tenter d’agiter le débat public. « Nous sommes dans un moment très particulier, la crise a révélé des différences importantes dans la capacité des pays membres à faire face, estime Jérôme Creel, économiste à l’OFCE. Si les pays membres ne sont pas capables d’avoir une vision commune dans un moment comme celui-là, cela poserait la question de l’avenir du projet européen. » Le compromis franco-allemand est un pas historique sur le chemin d’une Europe capable de solidarité économique, mais il pourrait s’avérer dérisoire face à l’ampleur du péril.

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