Urgence de l’inventaire des luttes passées
La crise du Covid-19 ne doit pas nous faire oublier que la France sort d’une année de mobilisations historiques. Un héritage que l’on peut notamment honorer en s’appuyant sur les noms des stations du métro parisien.
dans l’hebdo N° 1605 Acheter ce numéro
Il faut aujourd’hui faire un petit effort pour se souvenir qu’il y a peu le pays traversait l’un des plus importants mouvements sociaux de son histoire. Le 5 décembre 2019, le secteur des transports publics impulsait en effet une grève contre l’inique réforme des retraites. On ne parlait plus que de ça. « Bras de fer » et « prise d’otages », rabâchaient les chaînes d’info en continu ; « solidarité interprofessionnelle », préféraient les grévistes. Ça chantait dans les rues blindées de manifestantes et de manifestants, lesquelles n’avaient jamais vraiment été vidées depuis l’arrivée des gilets jaunes un an plus tôt.
Oui, il faut faire cet effort pour se rappeler ces moments aujourd’hui enfouis sous la cape morbide de la pandémie, du confinement et du retour à l’anormal qui se profile. Et ce d’autant plus que les mouvements sociaux sont voués à l’amnésie si on ne prend pas soin de les immortaliser en les faisant entrer dans l’histoire. Or c’est justement l’objet des histoires populaires que de raconter « celles et ceux » du passé ; c’est le projet du Dictionnaire du mouvement ouvrier, le Maitron, dont nous avons déjà parlé ici (1), et de la collection « Celles et ceux » des éditions de l’Atelier. Alors que Nicolas Kssis-Martov, pour cette collection, s’est intéressé aux sportifs engagés (2), nous sommes parties quant à nous des stations du métro parisien (3).
Nul ne peut ignorer que, à quelques exceptions près, les noms de ces stations relèvent davantage d’une grande histoire et de héros nationaux (beaucoup moins des héroïnes) gravés dans le marbre. C’est sans doute pour cela que l’acteur-historiographe royaliste Lorànt Deutsch a pu se saisir aussi facilement du plan de métro de la capitale pour nous infliger sa fresque nostalgique d’une France de toute éternité amputée de sa grandeur par la Révolution française. Nous avons souhaité prendre le contre-pied de cette perspective pour lui préférer le « maitronome » d’un Paris populaire et réveiller des événements ainsi que des acteurs et des actrices souvent absents du récit officiel, nous inscrivant dans la réjouissante dynamique actuelle d’histoire émancipatrice.
Dans Manifs et Stations, nous retraçons l’histoire de celles et ceux du métro, cheminots et cheminotes. La première ligne s’ouvre au public en 1900 et la première grève de trois jours a lieu en 1901. Il s’agissait – déjà – de réintégrer trois agents licenciés et de reconnaître la légitimité d’un syndicat CGT. La tradition revendicatrice est profonde et répète, à chaque mouvement, la fierté du métier, le sens du service public. Nous nous arrêtons ensuite sur les quelques cas où celles et ceux du Maitron ont les honneurs du métro. La station Jules-Joffrin, dans le XVIIIe arrondissement, porte le nom d’un des rares députés ouvriers, objet d’une haine sociale sans concession dans l’Hémicycle. Martin Nadaud, le député ancien maçon de la Creuse et révolutionnaire de 1848, n’est plus que le nom d’une station fantôme dans le XXe. Louise Michel s’impose dans le fief des Balkany, souvenir de l’après-guerre, quand la commune communiste de Levallois-Perret honorait la Commune de 1871.
Nous signalons aussi les stations marquées par l’histoire, comme le massacre de Charonne du 8 février 1962. Mais nous sortons également en surface pour évoquer le Paris des ouvriers et ouvrières, des coopératives comme la Bellevilloise, des bibliothèques populaires telles que celle des Amis de l’Instruction, des cliniques des métallurgistes comme celle des Bluets, où Fernand Lamaze introduit en 1955 l’accouchement sans douleur ; le Paris des révolutions du faubourg Saint-Antoine, des manifs sur les Champs, des grèves de munitionnettes à l’usine Citroën de Javel, des meetings socialistes et pacifistes du Pré-Saint-Gervais ; le Paris des résistants et des résistantes, telle Madeleine Riffaud, qui assassine un officier allemand pont de Solférino pour venger les morts d’Oradour-sur-Glane. Tant d’histoires dans l’Histoire, tant de noms méconnus.
Doit-on s’étonner qu’à l’heure où nous écrivons ces lignes le président Macron ait décidé d’aider à la réouverture du site récréatif du Puy-du-Fou, foyer d’une propagande contre-révolutionnaire décomplexée ? Certainement pas. C’est juste la confirmation de l’urgence de poursuivre le travail d’inventaire des luttes passées, sans quoi, peut-être, l’engagement désintéressé de tous ces hommes et de toutes ces femmes du présent, que l’on a encore pu voir récemment lors de la crise du Covid-19, rejoindra les limbes de l’oubli.
(1) Voir Politis n° 1531.
(2)Terrains de jeux, terrains de luttes, Voir Politis n° 1601.
(3) Manifs et Stations. Le métro des militant·es, Laurence de Cock et Mathilde Larrère, L’Atelier, coll. « Celles et ceux », 16 euros.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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