« Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy », d’Anne-James Chaton : Tireur d’élites
Dans Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy, Anne-James Chaton met littéralement en scène Lee Harvey Oswald en reconstituant son parcours et les circonstances de son meurtre.
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La lecture de Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy est forcément précédée d’images et de bribes de savoir que l’on a tous sur Lee Harvey Oswald. Sans s’être particulièrement renseigné sur ce meurtre, sans avoir lu l’œuvre fleuve de Norman Mailer, Oswald, ou vu le film d’Oliver Stone, JFK, on se souvient d’images d’archives en noir et blanc où John F. Kennedy, alors qu’il est en train de saluer la foule depuis l’arrière de sa voiture présidentielle, s’affaisse soudain dans les bras de sa femme, avant d’être secoué par l’impact d’une seconde balle le touchant en pleine tête.
Cet assassinat, survenu le 22 novembre 1963, reste traumatique pour les États-Unis, qui en ont pourtant vécu d’autres depuis. D’autant que de nombreuses questions n’ont toujours pas été élucidées, sur le nombre réel de tireur(s), sur une éventuelle conjuration et sur ses motifs, politiques ou non.
Le roman d’Anne-James Chaton n’apporte pas de révélation à proprement parler, si l’on entend par là qu’il viendrait soulever un coin de l’énigme. L’auteur n’a pas fureté là où des prédécesseurs ne seraient allés ni eu accès à de nouveaux éléments. Il a cependant travaillé à partir d’un document brut : le fameux rapport Warren, du nom de la commission qui a enquêté sur les faits, comportant des centaines de témoignages.
Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy n’est pourtant pas un livre de plus sur cet événement. Cela tient précisément à la manière dont l’auteur a travaillé ces témoignages. Non comme un historien ou un journaliste, mais en tant que poète, publiant depuis le début des années 2000 – avec ces dernières années des textes plus narratifs (1), proches du roman. Ce faisant, il offre une autre façon de percevoir l’affaire. Il casse le moule des représentations trop rigides pour en offrir de nouvelles. Comme le titre l’indique, le livre retrace le parcours biographique d’Oswald, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, lui-même étant assassiné deux jours après son arrestation devant les caméras du monde entier par un homme, Jack Ruby, sorti de la foule.
Que les formes d’écriture trouvées par Anne-James Chaton pour raconter cette histoire révèlent les caractéristiques de celle-ci n’est pas le moins passionnant. Elles se succèdent au gré des quatre parties composant le récit – « Avant », « Les tirs », « Après », « L’interrogatoire », le tout conclu par un bref épilogue – passant progressivement de l’une à l’autre.
Dans un premier temps, la phrase est concise, factuelle. Incipit : « Lee naît à La Nouvelle-Orléans le 18 octobre 1939. » Ce sont les données de base, celles dont on est sûr, familiales, sociologiques, professionnelles, psychologiques. Elles dressent un portrait d’Oswald, dont la personnalité n’a rien d’anodin. Issu d’une famille pauvre (un père mort très tôt), intellectuellement précoce, il interrompra ses études pour entrer dans l’armée, qu’il abandonnera vite. Il y a du velléitaire chez lui. Ou, plus exactement, Oswald est à la recherche de ce qui lui semblerait être à la hauteur de ses exigences, cumulant ainsi les déceptions. C’est le cas avec ses opinions politiques – il est marxiste –, qui l’amènent à s’exiler en URSS, dont il découvre la réalité et où il n’est pas considéré comme il le souhaiterait. De retour aux États-Unis, dont il exècre encore davantage le mode de vie, il imagine en vain être accueilli par des journalistes. En outre, Oswald est violent (avec sa femme), arrogant, intelligent.
Puis c’est l’affolement, les tirs, la stupéfaction, le narrateur ne peut plus être omniscient, personne ne sait ce qui se passe exactement. Déjà, les dernières pages de la première partie comportaient de nombreux trous quant à l’emploi du temps d’Oswald. Quand les coups de feu éclatent, le texte se morcelle en une mosaïque de brefs témoignages. On y exprime l’effroi, l’inimaginable. Le récit est choral, rapide et prend des allures de thriller. Progressivement, la focale se resserre sur une fenêtre au cinquième étage d’un entrepôt de livres qui emploie Oswald, d’où les tirs sont partis. Puis sur un homme déambulant dans les rues, armé, tuant un policier. La scène de son arrestation ressemble à du Dashiell Hammett. « De sa main gauche il m’a frappé au visage, sur le nez. J’ai riposté, je crois que je l’ai frappé au visage aussi. Avec mon autre main j’ai bloqué sa main droite qui tenait une arme. Alors j’ai crié : “Je l’ai” et les collègues ont accouru. »
Enfin, Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy se mue en pièce de théâtre. Avec la typographie idoine et les didascalies. C’est qu’à partir de ce moment chacun tient son rôle. D’un côté, le capitaine de police Fritz, qui mène les interrogatoires. Des roulements de questions, précises, insistantes, récurrentes. Nourries par les agents du FBI qui suivent le suspect depuis qu’il milite en faveur du régime de Cuba. De l’autre, Oswald niant tout et ne lâchant rien. Persuadé qu’« ils » n’ont aucune preuve. Convaincu aussi, à tort, que le nom de Kennedy passera : « Je ne l’ai pas tué. De toute façon, les gens l’auront oublié dans quelques jours et un autre le remplacera. »
Ce sont là deux voix qui se confrontent, deux paroles opposées qui résonnent dans un décor institué. Anne-James Chaton pointe la part de spectacle de ces interrogatoires et des conférences de presse avec les journalistes. Avec un acte final abrupt, un véritable coup de théâtre : la mort de Lee Harvey Oswald. Contée en une seule phrase, la toute dernière du livre.
Avec Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy, Anne-James Chaton signe une œuvre opératique, à la mesure du fracas de l’Histoire.
Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy, Anne-James Chaton, POL, 256 pages, 18,90 euros.
(1) Elle regarde passer les gens (Verticales, 2016), cf. Politis n° 1393 ; L’Affaire La Pérouse (POL, 2019), cf. Politis n° 1552.