Algérie : L’éveil d’une nation
Le Hirak a fait émerger des figures de résistance, mais nul représentant politique. Les raisons tiennent à l’histoire du pays.
dans l’hebdo N° 1608 Acheter ce numéro
Le temps presse. Hakim Addad n’aura que quelques secondes pour mettre un genou au sol et lever le poing gauche en hommage à George Floyd. Il ne faut pas trop attirer l’attention des policiers qui règlent la circulation à quelques mètres de là. Nous sommes devant la Grande Poste d’Alger-Centre.
Ce 1er juin, qui va marquer l’histoire de la lutte mondiale antiraciste, est pour Hakim Addad l’occasion de rendre également hommage aux détenus d’opinion et à l’ensemble des victimes de violences policières. Lui-même a été arrêté lors de la marche du Hirak du vendredi 4 octobre 2019, une pancarte à la main. Dans son message, ce jour-là, il réclamait la libération du jeune militant Ahcene Kadi. « On m’a attrapé et hop, prison d’El Harrach avec les camarades. On était à l’isolement, mais les conditions sont déplorables pour les autres détenus. Ils sont près de cent par grande cellule, certains dorment à même le sol. Nous étions des privilégiés en quelque sorte », avoue-t-il.
Hakim Addad est libéré le jeudi 2 janvier. « Le lendemain, j’étais à la manifestation pour un bain de foule. » Il explique que, grâce aux avocats et au comité de soutien, les gens s’identifient aux détenus d’opinion, qui, ainsi, ne tombent pas dans l’oubli. Pour autant, ceux-ci ne veulent pas être considérés comme des leaders de la contestation. « Le mouvement populaire n’en a pas besoin, estime Hakim. Nous n’avons pas vocation à être des figures politiques du Hirak. Pour moi, le Hirak est un mouvement global de résistance, un temps, et les figures politiques, les partis et les syndicats, c’est un autre temps. Le peuple algérien a, selon moi, toujours été en résistance. »
Hakim Addad semble voir les images du passé défiler devant ses yeux délavés. Lorsqu’il quitte la France pour s’installer à Alger au début des années 1990, il arrive dans une « Algérie pleine d’espoir ». L’ouverture politique lui donne l’idée, avec des amis, de créer une association nationale. Un sourire apparaît sur son visage, et il précise, pointant du doigt le ciel, qu’elle était « présidée par une femme en 1992 ». Cette association, Rassemblement action jeunesse (RAJ), a pour mission de s’occuper du fait politique, c’est-à-dire des affaires de la cité. Qu’il s’agisse de sensibilisation, de conscientisation ou de mobilisation autour des questions citoyennes, des libertés et des droits humains, ce qui englobe, précise Hakim, « droits de l’homme et de la femme ». Lorsqu’est survenue la période sombre de la guerre civile, il n’a pas voulu « abandonner le navire. Mais beaucoup de copains ont dû se mettre à l’abri ».
De 1991 à 2002, l’Algérie traverse la « décennie noire », guerre civile pour certains, guerre contre le terrorisme pour d’autres. Cette période va marquer les mémoires par son extrême violence. Ce qui explique, pour beaucoup, l’extrême pacifisme du mouvement du Hirak. Joint par téléphone, Fethi Ghares, qui est depuis plus d’un an le coordinateur national du Mouvement démocratique et social (MDS), raconte avoir « succédé à Hamid Ferhi, mort en janvier 2019 des suites de complications médicales. Il avait refusé de se faire soigner à l’étranger pour dénoncer l’état du système de santé en Algérie ». Sa mort, à quelques jours du début du Hirak, a bouleversé un grand nombre de militants en Algérie, car Hamid Ferhi était une figure importante de l’opposition au pouvoir.
Fethi Ghares convoque lui aussi l’histoire pour expliquer cette non-représentation du Hirak. Selon lui, ce mouvement horizontal peut à la limite se reconnaître dans les figures de détenus politiques, mais la seule manière de devenir un représentant du mouvement populaire est l’approbation par les urnes. « Ce mouvement citoyen remet en cause les anciennes formes de représentation, précise-t-il. Depuis des années, le pouvoir algérien et le système sont passés par la légitimité historique ou révolutionnaire. Cela a marché jusqu’à la répression de 1988 et le semblant d’ouverture politique, qui a fait émerger le Front islamique du salut (FIS). À ce moment-là, la légitimité est devenue religieuse et se présentait comme une alternative au système. »
Comme Hakim Addad, Fethi Ghares rappelle les douloureuses années du sang versé et considère qu’Abdelaziz Bouteflika, dont l’avènement a conclu cette période, a construit sa légitimité sur la question de la paix. Les Algériens voulaient en finir avec le terrorisme, le climat de guerre qui a régné pendant dix ans. À sa manière, Bouteflika a été porteur d’une solution, à travers la « réconciliation nationale ». « Pour moi, les Algériens l’ont acceptée par défaut, poursuit-il. Et ce, bien que la Kabylie ait connu à ce moment-là [entre avril et juin 2001] des émeutes qui allaient coûter la vie à 128 -martyrs. » À cette époque, Abdelaziz Bouteflika est au pouvoir depuis seulement deux ans, et des manifestations éclatent après qu’un lycéen de 18 ans a été mortellement blessé par balles dans les locaux de la gendarmerie de Beni Douala (Kabylie). Cet événement déclenche le « Printemps noir ».
Cette période a marqué toute la sphère militante, selon Fethi Ghares, qui estime que la légitimité initiale s’est alors essoufflée, le système touchant à sa fin. Il lie l’esprit de fonctionnement horizontal du Hirak à la volonté de passer par une étape démocratique. Mais aussi à ce qui s’est passé ailleurs, en Tunisie notamment, avec le Printemps arabe. Les révolutions n’ont pas fait émerger des leaders politiques, mais elles en ont formé. Aujourd’hui, la légitimité est celle de la souveraineté du peuple et elle doit s’affirmer dans les urnes. Comme beaucoup d’autres militants, Fethi Ghares pense, la voix pleine d’espoir, que « le mouvement populaire a fait et continue de faire naître une nouvelle élite. Et cela, dans la matrice du mouvement du Hirak démocratique. Ça, c’est magnifique ».
Pour comprendre la nature du Hirak, Samir Larabi, sociologue, journaliste et membre de la direction nationale du Parti socialiste des travailleurs (PST), invite à « le voir comme un mouvement populaire interclassiste qui s’inscrit dans un processus révolutionnaire, qui aspire à un changement de régime. Mais qui ne se donne pas les moyens politiques et opérationnels pour produire le changement radical qui l’inspire ». Cela constitue, selon le chercheur, un problème en matière de stratégie et de tactique politique. Son analyse s’appuie sur des dizaines d’années de terrain, et il ne mâche pas ses mots. « Ce mouvement, pour une bonne partie, refuse par calcul politique ou par nihilisme toute forme d’organisation », explique Samir Larabi. Il précise qu’on trouve néanmoins en son sein des collectifs, des groupes, des partis qui sont partie prenante du mouvement.
La crainte de l’émergence de représentants est née en 1989, selon le sociologue. Depuis l’indépendance, le Front de libération nationale (FLN) régnait en maître sur le peuple algérien. À la suite des émeutes de 1988, et dans le dessein de voir l’emprise du FLN s’affaiblir, Chadli Bendjedid, alors président, annonce l’ouverture politique et le multipartisme. Mais « l’évolution du pays depuis le pluralisme ne s’est pas faite dans le sens du peuple, déplore Samir Larabi. Les représentants n’ont pas apporté grand-chose, au contraire, ils ont malheureusement participé à faire plier le peuple, par la corruption ou la cooptation du régime ». Ces années n’ont donc pas conduit à installer une confiance entre la population et les dirigeants, ce qui explique que le Hirak n’a pas produit de figures claires. À l’exception de quelques collectifs, notamment à Béjaïa, où le tissu associatif, organisationnel est plus fort qu’ailleurs.
En juin 2019, le syndicat Forces du pacte de l’alternative démocratique (FPAD), né de la protestation, est créé. Samir Larabi concède qu’il porte « des initiatives avec des textes clairs ». Mais il souligne que ces structures, malgré leur ancrage populaire, ne se considèrent pas comme représentatives du Hirak. Cependant, il pense que des têtes vont forcément émerger, des marches du vendredi comme des marches étudiantes du mardi. « C’est ce qui s’est produit par le passé », conclut le sociologue et militant politique.
À toutes les raisons qui font du Hirak un mouvement sans leaders, s’ajoute le fait que l’Algérie est une mosaïque de courants politiques – traditionnels, progressistes, laïcs, conservateurs, modérés – que les dirigeants ont habilement utilisés pour asseoir leur pouvoir et diviser le peuple. Malgré leurs nuances d’analyse du Hirak, Hakim Addad, Fethi Ghares et Samir Larabi s’accordent sur l’idée que ce mouvement s’adresse directement au régime, même si celui-ci ne veut pas le reconnaître.