Au Cambodge, la jeunesse montre l’exemple
Alors que la déforestation et la pollution plastique ravagent ce petit pays d’Asie du Sud-Est parmi les plus pauvres et les plus corrompus au monde, nombreux sont les jeunes Cambodgiens à réagir face aux enjeux environnementaux.
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Malgré l’annonce par le ministère de l’Environnement, fin 2019, d’un projet de loi pour interdire l’importation et la production des plastiques à usage unique, les mesures environnementales au Cambodge restent insuffisantes. Le gouvernement est même accusé par les ONG de défense des droits humains et de la nature de brader ses ressources naturelles aux plus offrants. Actuellement confrontées à la crise sanitaire, les autorités ont d’autres cibles en ligne de mire : sous couvert d’endiguer la propagation du Covid-19, les sénateurs cambodgiens ont adopté à l’unanimité, le 17 avril 2020, une loi liberticide permettant d’appliquer l’état d’urgence dans le pays. Un prétexte pour broyer les derniers bastions d’opposants au pouvoir. L’urgence pourtant, face à cette pandémie, serait d’imposer une transition écologique, proclament de jeunes citoyens. Déterminés à rendre le Cambodge plus propre, plus vert et plus sain, nombreux sont celles et ceux à prendre – sans plus attendre – leur éducation et l’avenir de leur pays en main.
Sereyrath Aing, éco-ambassadrice
« Je vais vous parler d’une merveille du Sud-Est asiatique, le Mékong. » Dans une école en périphérie de Phnom Penh, une femme de 27 ans s’adresse à une centaine de lycéens. Sereyrath Aing est la cofondatrice des Young Eco Ambassadors (YEA), un groupe de Cambodgiens de moins de 30 ans qui sensibilise la jeunesse aux problèmes environnementaux. « Le riz, les poissons que vous mangez, l’eau que vous utilisez pour vous laver, c’est grâce au Mékong », insiste cette diplômée en sciences de l’environnement. Le fleuve est menacé par les barrages hydroélectriques. « Ces constructions se multiplient, dégradent les écosystèmes fluviaux, font chuter la quantité de poissons et bouleversent la vie des communautés locales. »
Barrages, réchauffement climatique : « Ces mots n’apparaissent pas dans les manuels scolaires », regrette Seat Ly Khang, coordinateur général des YEA, dont le siège est installé dans un immeuble de la -capitale. Sur le toit, ce Cambodgien aux pieds nus prépare du compost. Il déplore le manque de connexion entre les citadins et la nature. Selon la Banque mondiale, ils sont 4,4 % plus nombreux chaque année au Cambodge. En plus d’intervenir en milieu scolaire, les éco-ambassadeurs emmènent donc des volontaires sur les bords du Mékong pour rencontrer les villageois. La mère de Sereyrath y a récemment participé, mais elle n’a pas toujours soutenu sa fille. « Lorsque j’étais activiste au sein de Mother Nature Cambodia, mes parents craignaient que je sois arrêtée par la police. » Cette ONG agit notamment pour dénoncer le pillage du sable par les industries de la construction, avec la complicité du gouvernement. Ses membres sont dépeints tels des terroristes par les médias nationaux.
Sous la pression parentale, Sereyrath a quitté les rangs de l’ONG, qu’elle continue de soutenir : « Mother Nature travaille au service du plus grand nombre, l’action des YEA se fait à plus petite échelle. » Les YEA comptent à ce jour 200 recrues. La première génération s’est formée en 2015, recrutée sur les bancs de l’université, où Sereyrath a convaincu des étudiants d’intégrer l’enjeu environnemental à leur cursus. « Les futurs ingénieurs trouveront, par exemple, des alternatives aux barrages… En commerce aussi, les opportunités sont nombreuses. » Des YEA ont ainsi lancé un « green business », dont Green Lady, la première marque cambodgienne de serviettes hygiéniques lavables. Surnommée « la Greta Thunberg cambodgienne » par le journal Khmer Times, Sereyrath l’affirme : « Chaque jeune est une pièce du changement. »
Ith Sovannareach, créateur de mode durable
Devant l’Université royale des Beaux-Arts, dans le centre-ville de Phnom Penh, des ouvriers creusent des canalisations fabriquées à partir de troncs d’arbre. « Le gouvernement veut déplacer l’université et construire un hôtel à la place », déplore Ith Sovannareach. Le jeune homme de 25 ans est assis dans un jardin caché derrière les murs de l’institution où il a fait ses études. « Lorsque j’étais étudiant, j’avais le choix de me spécialiser en architecture, art graphique ou danse traditionnelle. Mais il n’y avait rien en matière de mode. » Ith décide alors d’ouvrir un workshop pour enseigner à ses camarades, sur leur temps libre, ce domaine qu’il affectionne, en s’inspirant de la mode khmère traditionnelle tout en inventant celle du futur. « En troisième année, j’ai eu la chance de faire un stage à Tokyo, au Japon. J’ai halluciné devant la propreté de cette ville ! » En 2014, de retour chez lui, ce designer graphique contribue à créer le studio La Chhouk « pour faire du recyclage une tendance ».
« Chhouk » signifie « lotus » en khmer. « Cette fleur magnifique qui peut pousser dans une eau sale fait référence à notre savoir-faire », explique Ith. En effet, le talent de ces jeunes artistes bénévoles est de créer des robes de haute couture à partir de déchets : sacs de ciment, plastique, CD, etc. « Nous avons organisé notre premier défilé en novembre 2019, dans la cour de l’université », raconte Supers Seng, cofondateur du studio. Le clou du spectacle : une robe de mariée en sac de riz et sa traîne fleurie d’un millier de lotus en papier journal. « L’événement a connu un franc succès, malgré les moqueries de certains… » L’autre particularité du studio est de mettre en avant des mannequins, des maquilleurs, etc. issus de la communauté LGBTQ+. « Pendant longtemps au Cambodge, les gays ont été considérés comme des détritus. Aujourd’hui encore, ils sont discriminés. Chez La Chhouk, nous sublimons leur potentiel. »
Avec l’argent tiré de la vente des tickets du défilé, « nous avons acheté des mangroves pour les planter au bord d’une rivière. Ces plantes protègent des inondations », retrace Ith. En plus d’encourager l’upcycling, La Chhouk promeut le reboisement. Une récente étude du Global Forest Watch indique que le Cambodge a perdu 24 % de sa surface forestière depuis 2001. En cause : la multiplication des concessions forestières accordées par le gouvernement à de grands groupes agro-industriels nationaux ou étrangers. Alors même que la protection de la forêt est inscrite dans la Constitution de 1993.
Ouk Vanday, professeur engagé
L’une des plus belles forêts du Cambodge est située à 700 mètres d’altitude dans le parc national de Kirirom, sur la chaîne des Cardamomes. Un havre de verdure prisé des touristes pour sa biodiversité et l’odeur unique de sa réserve de pins. Des sentiers vallonnés et parsemés de déchets mènent au sommet. C’est là que se trouve la Coconut School, la seule école d’Asie fabriquée à partir de matériaux recyclés. « Des villageois comme des touristes jettent leurs détritus par terre », déplore Ouk Vanday, 36 ans, son fondateur. Ouverte en 2017, la Coconut School accueille 150 élèves de 6 à 16 ans. La plupart d’entre eux sont d’anciens enfants des rues. « Il n’y a pas de frais de scolarité, mais ils doivent collecter chaque mois des déchets plastiques. » En échange, Ouk Vanday leur offre une instruction.
Cet ancien gérant d’hôtel reconverti en professeur a construit l’école de ses mains. À l’entrée, les élèves sont accueillis par un immense drapeau du Cambodge composé de milliers de fleurs rouges et bleues découpées dans des bouteilles en plastique. Les murs d’une salle de classe sont érigés avec des bouteilles en verre ; dans une autre, des pneus font office de fenêtres. « Ici, j’ai appris à lire, à écrire, à compter et à recycler », se réjouit Rathana, 13 ans. Sa professeure d’anglais, Monica Mom, 23 ans, a elle aussi appris à « valoriser les déchets ». Elle a découvert l’école sur Facebook : en plus de lancer un appel aux dons, Ouk Vanday recherchait des enseignants bénévoles.
La forêt de Kirirom n’est pas non plus épargnée par la déforestation. « À cause d’elle, la pluie tombe moins, la terre est plus sèche et mes parents n’arrivent plus à faire pousser de légumes », se désole Lyna, 15 ans, devant de longs tuyaux bleus transpercés de pousses de salade. « Un système d’hydroponie », précise Ouk Vanday en faisant vrombir le moteur de sa moto. Il s’apprête à emmener un groupe d’élèves dans la forêt. « Je leur apprends à devenir des guides, explique leur mentor. Ces jeunes doivent prendre conscience de toutes les ressources que peut leur apporter la nature. » « D’où l’intérêt d’en prendre soin », renchérit Bun, 16 ans. L’adolescent a convaincu ses parents de ne plus jeter leurs ordures devant leur maison, où elles sont dispersées par le vent et les animaux, mais dans une poubelle improvisée. « Au début, ils me répondaient : “C’est pas un enfant qui va nous faire la morale.” Puis ils ont compris que c’était pour leur bien. » Plus tard, Bun veut créer une autre Coconut School pour partager ce qu’il a appris : « Recycler les déchets, c’est bien ; en produire moins, c’est mieux. »
San Dara Vit, écologiste 2.0
Rien qu’à Phnom Penh, 3 000 tonnes de déchets sont générées chaque jour, dont 600 tonnes de plastique. Seuls 11 % de ces ordures sont recyclés, le reste est soit brûlé, soit jeté dans les rivières, « ou les canaux », ajoute San Dara Vit, 30 ans. Tous les jours, en se rendant au travail, cet homme élancé au regard bienveillant passait par une banlieue pauvre, au-dessus d’un canal d’eau noirâtre recouvert de déchets. « À force d’observer des enfants et leur famille vivre le long de cette crasse, j’ai décidé de me retrousser les manches », raconte-t-il. Pour alerter ses concitoyens, il lance en mars 2019 le #Trashtag Challenge. Un défi qui consiste à nettoyer un lieu infesté d’ordures et à le prendre en photo avant et après.
« On a fini par apercevoir l’eau après sept jours de nettoyage », se souvient Chak Ousa, 24 ans. Boulangère de formation, elle a quitté son travail pour se consacrer entièrement au groupe fondé par San Dara Vit, la Jeunesse des ordures. La mission de ses membres : montrer l’exemple pour inspirer les autres. « Je ne pensais pas qu’ils pouvaient le faire. Beaucoup, avant eux, ont essayé de nettoyer, mais sans succès », avoue Som Chan, une vendeuse de gâteaux de 68 ans qui vit le long du canal depuis plus de dix ans. La Jeunesse des ordures a persévéré. « Et ce qu’ils ont accompli est merveilleux. »Un an plus tard, une partie du canal croule toujours sous les ordures. « Aux autorités et aux entreprises privées de ramassage des déchets de faire leur part », insiste San Dara Vit.
Il y a quelques mois, le gouvernement cambodgien a annoncé la fin du monopole de l’entreprise privée et controversée Cintri pour la collecte des ordures ménagères à Phnom Penh. Une offre de reprise a été lancée. Mais, en attendant, San Dara Vit a mis en place « une police des déchets ». Chaque soir, lui et son équipe de jeunes bénévoles se rendent dans des lieux transformés en décharges publiques pour y installer des paniers en osier géants faisant office de poubelles. Depuis que la Jeunesse des ordures relaie ses actions sur sa page Facebook, « nombreux sont ceux dans d’autres grandes villes du pays à nous imiter », se félicite le jeune écolo.
Dans un Cambodge en pleine digitalisation, les réseaux sociaux jouent en effet un rôle majeur dans la prise de conscience de la génération 2.0. C’est d’ailleurs grâce à eux que San Dara Vit a pris contact avec Ouk Van Day, de la Coconut School. « Il va m’apprendre à installer un système d’hydroponie », se réjouit le citadin, qui compte aussi lancer un commerce de pailles en bambou. Au Cambodge, la jeunesse a de la ressource.
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