« Indio », de Cesare Battisti : Une grande découverte

Dans Indio, écrit au Brésil quand il y était réfugié, Cesare Battisti relate une autre version de l’arrivée des Européens dans ce pays à la fin du XVe siècle.

Christophe Kantcheff  • 24 juin 2020 abonnés
« Indio », de Cesare Battisti : Une grande découverte
© LEEMAGE/AFP

Quand on s’acharne à réduire l’œuvre à un destin, au parcours biographique de son auteur, exactement comme le faisait Sainte-Beuve au XIXe siècle, on cadenasse la lecture qu’on peut en avoir. Au printemps 2019, les éditions du Seuil ont décidé de reporter la publication du nouveau roman de Cesare Battisti, alors que celui- ci venait de passer aux aveux dans la prison d’Oristano (1), en Sardaigne, où il purge une peine à perpétuité. Même si la justification de cette décision avait été on ne peut plus maladroite – « Pour le moment, on a surtout envie qu’il s’explique. Un roman de lui maintenant, ce serait indécent », avait déclaré son éditrice – ce report s’avère heureux.

Déjà, en 2012, à la sortie de son précédent roman, Face au mur (Flammarion), dont le narrateur ne manquait pas de points communs avec l’auteur, on pouvait lire dans Le Monde ce propos pour le moins étonnant sous la plume d’une critique : Cesare Battisti « ne prend-il pas la littérature en otage, profitant à la fois du statut presque intouchable de l’écrivain et de la possibilité de régler ses comptes que le roman lui offre ? » Or, sept ou huit ans plus tard, la notion d’autonomie de l’œuvre, chèrement conquise par les écrivains de la modernité, Flaubert et Baudelaire en tête, a encore perdu du terrain. Le retentissement médiatique des aveux de Battisti (dont on sait par ailleurs dans quelles conditions ils ont été obtenus) aurait immanquablement troublé la réception du roman.

Même si Indio raconte une histoire a priori éloignée du quotidien de l’ex-activiste, réfugié au Brésil de 2004 à 2018, on peut toujours y trouver des échos. C’est dans ce pays que se déroule l’action ; le personnage-narrateur est un étranger, un « gringo », dont certaines notations ont une couleur autobiographique, comme celle-ci : « Au long de ma vie de nomade, j’ai pu constater qu’il m’était facile de me faufiler à travers la méfiance des gens. » Mais ce petit jeu a un intérêt limité.

Le plus frappant est ailleurs : Indio – un polar qui porte l’ambition de revisiter l’histoire de la colonisation du Brésil – survient en pleine période de déboulonnage de statues et d’exigence d’un autre regard sur le passé. Cesare Battisti s’est en effet plongé dans l’histoire du pays qui lui a offert l’asile. Son point de départ : la découverte d’un personnage devenu un mythe, connu au Brésil sous le nom de Bacharel, fort répandu dans l’espace public mais qu’on ne retrouve ni dans le récit officiel ni dans l’enseignement dis- pensé par l’Éducation nationale. Il s’agit de Cosme Fernandes, juif du Portugal, maître ingénieur de génie. Sous le commandement de l’amiral ottoman Hayreddin Barberousse, un stratège mili- taire de haut vol doublé d’un pirate redoutable, il aurait mis le pas le premier sur cette « Terre du milieu », située à mi-chemin entre l’Occident et l’Orient. Cesare Battisti mène ainsi deux narrations de front, dont l’île de Cananéia, dans le sud du pays, est le centre : c’est le kilomètre zéro du Brésil, là où la colonisation a commencé. D’une part, le présent, avec le narrateur qui se rend à Cananéia, avec ses moustiques et ses fortes chaleurs, où a été retrouvé noyé un sculpteur qu’il connaissait peu mais avec lequel il avait tissé un lien intense. Son nom : Indio Fernandes Pessoa. Un patronyme riche de sens et de romanesque. D’autre part, un retour à la fin du XVe siècle, auquel s’est intéressé Indio Fernandes Pessoa, qui a écrit une version alternative de l’arrivée des Européens sur ce continent dans des notes qui échoient au narrateur.

Mais en quoi est-ce important de savoir que le premier colon est autre que celui que l’on tient habituellement pour tel ? La réponse vient dans la bouche du narrateur : « Imagine le capital historique occidental tomber à l’eau après avoir prouvé qu’un ingénieur à moitié juif et un amiral musulman seraient les précurseurs de la découverte de la Terre du Milieu, l’“Amérique”, et non pas Colomb. Ce serait une nouvelle à faire pâlir les civilisations chrétiennes. » S’ajoute à cela que l’approche des populations locales par Cosme Fernandes est tout à fait singulière. L’ingénieur, se trans- formant lui-même en stratège, n’a pas choisi l’épreuve de force ni la domestication. Il reste sur place avec un groupe de marins, établit un lien de confiance avec les Indiens, apprend leur langue et adopte leur mode de vie. Son projet étant tout de même de mettre en œuvre ses idées en matière de construction, navale en particulier. Ce personnage, qui coupe avec son passé (comme Battisti…), est l’un des points forts d’Indio. L’auteur n’en fait pas un héros de légende. Il décrit la complexité d’un être à la fois humain et implacablement volontaire. « Le fils d’une mère juive et d’un père catholique mort en mer par la volonté d’un dieu qu’il n’avait jamais rencontré n’a pas le droit d’être comme les autres. » L’auteur accorde aussi dans son récit une place de choix aux Indiens accueillants, les Carijós : ils ne sont pas fondus dans le décor – c’est à ces décisions formelles qu’on juge de l’orientation politique d’un texte. Plus le roman avance, plus l’intensité dramatique des épisodes du passé prend le pas sur le « polar » au présent. Celui-ci a des tons plus mélancoliques (notamment parce qu’un monde s’efface, celui des petits pêcheurs de Cananéia) et débouche sur un discret onirisme. Des questions se posent en effet, qui n’ont pas que des réponses rationnelles : pourquoi Indio Fernandes Pessoa a-t-il transmis cette histoire des débuts du Brésil ? Pourquoi le narrateur en est-il le légataire ? Indio est un beau roman à mystères…

(1) Le 25 mars 2019, Battisti a reconnu sa responsabilité dans quatre meurtres durant les années de plomb italiennes.

Indio, Cesare Battisti, Seuil, « Cadre noir », 256 pages, 18,90 euros.

Littérature
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