L’art de noyer le poisson

L’enquête sur la mort d’Adama Traoré n’avance qu’au gré des contre-expertises demandées par la famille.

Victor Le Boisselier  • 10 juin 2020
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L’art de noyer le poisson
© Photo : BERTRAND GUAY / AFP

ous avons réalisé le travail que les juges d’instruction auraient dû faire. » Depuis quatre ans, l’avocat de la famille d’Adama Traoré, Me Yassine Bouzrou, ainsi que le collectif Vérité pour Adama bataillent pour faire avancer l’enquête sur la mort du jeune homme. Le 2 juin, une nouvelle expertise demandée par la famille a confirmé la thèse de l’asphyxie. Elle contredit celle rendue publique quelques jours plus tôt, dédouanant les gendarmes. Tandis que la justice a aussitôt annoncé l’audition de deux témoins-clés, dont l’homme chez qui Adama Traoré est venu se réfugier, qui n’avaient jusqu’ici pas été entendus par les juges.

Déjà, en 2016, une seconde autopsie demandée par la famille avait établi la thèse de l’asphyxie, alors que la première pointait du doigt une « infection très grave […] touchant plusieurs organes ». Début 2019, les investigations étaient terminées et l’enquête se dirigeait vers un non-lieu, sans mise en examen des trois gendarmes impliqués, quand une contre-expertise menée par un collège de spécialistes reconnus et demandée par les parties civiles a relancé l’affaire en concluant une nouvelle fois à une mort par syndrome asphyxique.

« Mon sentiment, c’est qu’il n’y a pas eu de volonté de vérité de la part des juges », se désole Me Bouzrou. « Quand nous leur avons demandé de désigner des spécialistes des pathologies en question pour mener les expertises, les juges d’instruction ont refusé », raconte l’avocat. « C’est la raison pour laquelle nous avons fait appel à des spécialistes reconnus ayant publié sur la question. » En France, les juges peuvent missionner des experts agréés, dont la Cour de cassation dresse une liste. Ils doivent ensuite rendre une expertise judiciaire payée par l’État. Si la justice refuse d’en mandater une, chaque partie est libre de fournir sa propre étude à ses frais. Dans le cadre d’affaires de violences policières, l’impartialité des experts agréés peut poser question, ces derniers étant régulièrement en contact avec les forces de l’ordre durant les procédures judiciaires auxquelles ils participent.

Au-delà de l’expertise, la famille d’Adama Traoré réclame une reconstitution depuis quatre ans. En vain. Même chose dans l’affaire Babacar Gueye, tué par la BAC en 2015, à Rennes. Ou pour le militant écologiste tué à Sivens, Rémi Fraisse. Pour ce dernier, celle-ci est pourtant jugée « déterminante » par Me Arié Alimi, avocat de la famille du défunt. Représentant de nombreuses victimes de violences policières, comme Geneviève Legay ou Cédric Chouviat, il remet en cause depuis plusieurs années l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et son homologue pour la gendarmerie (IGGN). « Le conflit d’intérêts est logique. On aurait dû le prévoir dès le début et faire comme dans d’autres pays où les enquêtes sur les violences policières sont menées par d’anciens policiers ou magistrats, des professeurs de droit et des membres de la société civile », plaide Me Alimi.

Si les enquêtes de l’IGPN ou de l’IGGN peuvent paraître bien menées sur la forme, elles ne le sont pas forcément sur le fond. Arié Alimi explique : « Pour que le juge statue s’il y a une infraction ou pas, il faut que le dossier soit bien fait. Si, par exemple, les images de vidéosurveillance ne sont pas réclamées avant leur destruction, ou si tous les fonctionnaires impliqués, de près ou de loin, ne sont pas auditionnés, la vérité ne peut advenir. C’est ainsi qu’on obtient des classements sans suite et des non-lieux. »

En fin de semaine dernière, Me Bouzrou a demandé que l’IGGN soit dessaisie de l’enquête sur la mort d’Adama Traoré au profit de la brigade judiciaire de Paris. En cause, le soutien qu’aurait affirmé dans une lettre le directeur général de la gendarmerie nationale, Christian Rodriguez, aux gendarmes mis en cause dans l’affaire.

Pour les familles de victimes de violences policières se heurtant aux non-lieux successifs, la Cour européenne des droits de l’homme représente la dernière issue, afin de faire condamner la France pour non-respect de la procédure et manque d’équité dans le procès. « Cela permet d’obtenir des dommages et intérêts, ainsi qu’une reconnaissance symbolique et judiciaire », complète Me Alimi. « Mais cela peut prendre une dizaine d’années, car il faut épuiser tous les recours, puis laisser le temps à la justice européenne de se prononcer. »

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