Le bras armé d’une politique
Christophe Castaner s’est employé à minimiser la responsabilité de l’institution policière. Sacrifions quelques brebis galeuses, mais pas touche à l’institution ! On comprend l’embarras du gouvernement pour cette institution si particulière dans les rouages de l’État.
dans l’hebdo N° 1607 Acheter ce numéro
Le discours de Christophe Castaner, lundi, est une assez bonne illustration de la façon dont on gouverne de nos jours. Une navigation à vue, au gré des scandales et des mobilisations citoyennes. Il ne se serait évidemment rien passé si une femme n’avait pas filmé l’agonie de George Floyd à Minneapolis, et si le Comité Adama Traoré n’avait pas rassemblé des dizaines de milliers de personnes le 2 juin à Paris. Il est vrai que le sujet est sensible. Il s’agit de la police, ce bras armé de l’État dont l’une des missions, la principale peut-être, est le « contrôle social ». On veille généralement en haut lieu à ne pas contrarier ces fonctionnaires et leurs syndicats, dont certains infiltrés par l’extrême droite. On en a grand besoin pour faire passer « coûte que coûte » les politiques les plus impopulaires. C’est donc visiblement à contrecœur que le ministre de l’Intérieur, envoyé au front par son Président, a annoncé des décisions dont il faut se féliciter, et pris quelques grandes résolutions qui ressemblent un peu à des promesses de Gascon. Comme cette proclamation de « tolérance zéro contre le racisme dans les forces de l’ordre », qui sonne comme un aveu de ce qu’on a laissé faire jusqu’à présent. Côté décision, la plus remarquable est sordidement « technique ». Un policier ne pourra plus faire pression sur la nuque d’une personne en cours d’interpellation. Le dernier souffle de George Floyd est parvenu jusqu’à la place Beauvau. Mais il pourra toujours pratiquer le « plaquage ventral », comme l’a fait son collègue du Val-d’Oise, en 2016, en pesant de tout son poids sur Adama Traoré, au risque de lui ôter la vie.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la décision du ministre n’est pas spontanée. Christophe Castaner a révélé, lundi, qu’après la mort, par le même procédé d’étranglement, du livreur Cédric Chouviat, en janvier, il avait chargé une mission de lui remettre un rapport. Après « plusieurs mois de travail », les conclusions sont désormais entre les mains du ministre, qui va pouvoir ainsi retrouver sa capacité d’indignation. On a aussi appris tout récemment que le président de la République avait demandé à la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, de se pencher sur l’examen du dossier Traoré. La phrase fameuse de Cocteau va à ce gouvernement comme un gant : « Ces événements nous dépassent, feignons de les avoir organisés. » Le ministre a également annoncé une réforme de l’IGPN, la « police des polices », dont les enquêtes sont le plus souvent marquées par l’opacité ou se perdent dans les limbes de l’oubli. Ce même jour, le Défenseur des droits avait d’ailleurs révélé que, pendant les six années de son mandat, aucune de ses trente-six demandes de poursuites disciplinaires à l’encontre de policiers n’avait été suivie d’effet. En janvier, Emmanuel Macron niait encore publiquement la réalité des violences policières. L’impunité était la règle. Faut-il croire à un changement ? Christophe Castaner s’est employé à minimiser la responsabilité de l’institution policière. Sacrifions quelques brebis galeuses, mais pas touche à l’institution ! On comprend l’embarras du gouvernement. Qu’est-ce que cette institution si particulière dans les rouages de l’État, sinon des hiérarchies nommées en Conseil des ministres, comme ce préfet Didier Lallement dont les déclarations font froid dans le dos ? Qu’est-ce, sinon des consignes de répression venues d’en haut, et l’intendance suivra ? L’institution, c’est aussi une histoire sombre marquée par la honte de la répression coloniale. Depuis les débuts de la Ve République, certains noms de ministres de l’Intérieur sentent le soufre, depuis Roger Frey, le Caldoche ministre de De Gaulle, patron de Maurice Papon au moment du massacre des Algériens de Paris, le 17 octobre 1961, et de la répression du métro Charonne. Les Marcellin, Poniatowski, Pasqua, Sarkozy, Valls ont toujours revendiqué de couvrir leur police en toutes circonstances. À la préfecture, il y eut plus de Papon que de Grimaud, l’homme qui parlait avec les manifestants de 1968.
La violence contre les gilets jaunes, les mains arrachées, les faces éborgnées, les stratégies d’encagement qui piègent les manifestants, les charges folles et haineuses contre une fête comme celle qui précipita le jeune Steve Maïa Caniço dans la Loire, en juin 2019, tout cela fait beaucoup trop pour quelques brebis galeuses. Mais en vérité, la question de l’institution policière n’a pas de sens. L’action de la police est trop étroitement liée à la politique du gouvernement. Le scandale des contrôles au faciès est la conséquence inavouable mais bien réelle des discriminations sociales et d’une politique de la ville désastreuse. C’est la traduction sur le terrain, j’oserais dire la traduction policière, d’une politique qui ne se décide pas dans les commissariats. C’est le fameux « monopole de la violence légitime » de Max Weber. La formule, répétée à l’envi, pose plus de problème qu’elle en résout. La violence peut-elle être légitime quand la politique ne l’est pas ? La police fait à peu près ce qu’on lui demande de faire. Certes, on ne lui demande pas d’être raciste – d’ailleurs la majorité des policiers, probablement, ne le sont pas – mais on la met, si j’ose dire, en situation de l’être. Puis on ne veut rien savoir. Ce qu’on appelle la raison d’État.
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