Les lettres de Manchette
Les éditions de la Table ronde publient la formidable correspondance du maître du néo-polar. Il s’y montre exigeant, enthousiaste et généreux. On y lit aussi sa passion pour la langue et son ironie contre les fâcheux.
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L’éditeur de cette correspondance, celle d’un écrivain majeur de la fin du XXe siècle, précise dans une note introductive que Jean-Patrick Manchette avait laissé derrière lui un dossier portant comme indication « Courrier 1968-1974 ». Mais celui-ci contenait de tout autres papiers. En outre, à partir de 1977, Manchette a gardé un double de ses lettres, ce qui a définitivement décidé du point de départ temporel du volume, qui court jusqu’à l’année de sa mort, en 1995, à 52 ans. Mais pourquoi ce titre : Lettres du mauvais temps ?
Pour au moins trois raisons. La première tient à la période historique. Comme on le sait, Jean-Patrick Manchette se situait à l’extrême gauche. Il a vu d’un bon œil les perspectives tracées par Mai 68, les années 1970 s’ouvrant dans l’effervescence des utopies. En 1977, la comète est déjà passée et la décennie ne s’achève pas du tout comme elle a commencé. « Quant à l’inepte union de la gauche, juge-t-il en septembre de cette année-là, (fort lézardée au moment où j’écris), je n’y vois rien d’autre qu’un consortium chargé de repeindre la grande maison et de faire tenir les domestiques -tranquilles. » L’ère glaciaire de la financiarisation et de la communication allait bientôt s’ouvrir.
La deuxième raison relève de l’histoire du néo-polar, une expression que l’on doit à Manchette lui-même, dont il fut désigné chef de file. Pour l’auteur de Nada, le constat est simple et irréfutable. Si le renouvellement du roman noir au début des années 1970 – quand il a commencé à publier – s’est caractérisé par une puissante charge critique, celle-ci s’est complètement dévitalisée. Il écrit en 1981 : « Je considère que l’actuelle valorisation culturelle et marchande du roman noir, dans sa forme hard-boiled historique [le polar américain devenu classique : Hammett, Chandler… NDLR] et dans ses derniers développements tapageurs ou modestes, est la valorisation de ce qui n’est plus, la valorisation d’un nom quand la chose a disparu et ne se présente plus que comme un ersatz ou comme objet mort ayant perdu sa fonction. » Alors, qu’écrire ?
C’est tout le problème de Manchette dans les quinze dernières années de sa vie, et qui constitue la troisième raison justifiant le titre. Après Fatale, sorti en 1977, il publie quatre ans plus tard La Position du tireur couché, sorte de point d’orgue de ce qu’il a écrit précédemment. Dès lors, Manchette cherche sa nouvelle voie. Une fois celle-ci trouvée, notamment grâce à la fréquentation de l’œuvre de Ross Thomas, dont il traduit plusieurs livres, c’est son exécution qui pèche. D’autant que l’écrivain subit au début des années 1990 une grave opération, suivie d’une dépression, puis le cancer se mettra de la partie. À Antoine Gallimard, son éditeur, il annonce de lettre en lettre une œuvre toujours à venir, initiatrice d’un cycle. Hélas, seul La Princesse du sang verra le jour, roman posthume inachevé.
Pour autant, cette correspondance n’a rien de plaintif – exemple : Fatale a beau avoir été refusé par les responsables de la « Série noire » et publié hors collection, son auteur ne leur en tient pas rigueur : « Des gens très vieux jeu ! Mais réellement charmants. » Manchette s’y montre au contraire amical, chaleureux, pédagogue ou bien combatif, sarcastique et sans concessions. Ces lettres témoignent de l’énergie qu’il y consacrait, certaines dépassant la dizaine de pages sans qu’à aucun moment leur intérêt diminue. L’agoraphobie aiguë dont il était frappé, de 1980 à 1987, accentuant sans doute la nécessité de l’échange écrit.
Ses destinataires ? Nombreux. Avec une prédilection pour les amis écrivains dont il se sent proche et ceux, anglo-saxons, qu’il apprend à connaître et que pour certains il traduit (Manchette maîtrisait parfaitement la langue anglaise) : ce sont Pierre Siniac, Donald Westlake, Ross Thomas, Robin Cook, Paul Buck. Avec eux, avec sa traductrice allemande, ou encore avec un inconnu, un apprenti écrivain à qui il va donner des conseils – « Je crois qu’il faut écrire encore et encore des textes ratés pour arriver à quelque chose d’à peine meilleur, et continuer » –, il a des discussions sur la littérature (noire ou pas) et sur la langue, qui sont parmi ses développements les plus passionnants.
Ce qui se confirme ici, après la lecture de ses romans, truffés de références discrètes, c’est la très grande connaissance que Manchette a de la littérature et des finesses du français, sa fréquentation des textes classiques des XVIIe et XVIIIe siècles n’y étant pas pour rien. Sa culture politique est large, cela ne surprend guère de la part de cet ancien militant. On s’arrête davantage sur cette affirmation : « Flaubert, que je place au-dessus de tous les romanciers… » La Position du tireur couché en est d’une certaine façon la preuve. C’est ainsi, dans une lettre de 1988, qu’il décrit quelles furent ses intentions avec ce roman : « Tout au long de l’écriture de La Position du tireur couché et les années suivantes, je me suis embarqué dans un voyage “formel”, en tentant avec beaucoup de sérieux de redécouvrir, par moi-même, comment un texte pouvait se subvertir lui-même – et si possible tout le reste – sur des bases purement formelles. »
Sur la littérature contemporaine, ou la « littérature d’art » – au sein de laquelle il ne distingue que Jean Echenoz, dont le premier roman est « très rigolo » et avec lequel il échange quelques lettres et beaucoup d’amitié –, son jugement est radical : après les avant-gardes du XXe siècle, plus rien de nouveau n’est possible. « De sorte que c’est nous qui tenons le bon bout, nous qui pouvons nous permettre d’utiliser et de mélanger toutes les formes pour “raconter nos petites fables” », écrit-il à Pierre Siniac en 1977. L’ambition est là, avec l’idée qu’elle ne peut se déployer qu’à l’intérieur d’un genre considéré comme mineur. Et encore. « Ce qui est possible aussi, note-t-il en 1980, c’est que j’écrive un porno. Puisque les genres mineurs (bande dessinée, polar) sont investis par la critique et les intellectuels, il convient de battre en retraite dans des territoires encore plus anti-artistiques. »
L’anti-intellectualisme de Jean-Patrick Manchette est de façade. Il n’y a qu’à lire, pour s’en convaincre, ses très sérieuses considérations sur le nihilisme nourries de philosophie dans une lettre de 1991 à l’animateur d’une revue post-situationniste. Mais il fuit comme la peste tout ce qu’il tient pour de l’esbroufe et du snobisme (« le racket structuraliste »), ce qui a ses limites mais donne aussi des passages hautement comiques. La presse (même s’il cite sans l’égratigner Politis, à qui il a accordé une interview en 1988) fait partie de ses têtes de Turc favorites : « L’Obs […], l’hebdo des cadres, au sens où on dit un journal de concierges. Plus encore que leur immonde bêtise qui se croit intelligente, je hais leurs mensonges qui se font prendre pour de l’objectivité honnête. »
Cependant, on discerne moins de morgue chez Manchette que d’enthousiasme, pour James Ellroy ou le cinéma américain, par exemple (1). S’il peut rendre service en usant de sa notoriété pour faciliter des traductions ou pour « l’amélioration des échanges culturels, en particulier dans le domaine du roman noir socio-critique » (lettre à Paco Ignacio Taibo II, juin 1987), il le fait volontiers. Et ses mises au point, même sévères, se placent toujours sur le plan de l’argumentation, ne cherchent pas à abaisser son interlocuteur. Il ressort de cette correspondance un Manchette alliant générosité et exigence. Sur un seul point, il était intraitable : « La destruction du langage, écrit-il en 1988, est une composante de la destruction du monde, de la vie elle-même. »
Lettres du mauvais temps, Correspondance 1977- 1995, Jean-Patrick Manchette, belle préface de Richard Morgiève, La Table ronde, 544 pages, 27,20 euros.
Chez le même éditeur : Play it again, Dupont.
(1) Les Nouvelles Éditions Wombat rééditent l’intégralité de ses détonantes chroniques de cinéma : Les Yeux de la momie, 480 pages, 25 euros.