Les travailleurs ubérisés, toujours en zone grise
Une proposition de loi communiste relative au statut des travailleurs des plateformes numériques a été rejetée hier au Sénat. Si une faible part de la population active se trouve, à ce jour, dans cette situation, c’est un projet de société qui est en jeu.
Le sujet peut paraître redondant tant les articles sur l’exploitation des « ubérisés » s’enchaînent depuis des années. « Un effet de loupe », estiment même certains sénateurs. Malgré des estimations difficiles, il y aurait en France entre 100.000 et 200.000 travailleurs des plateformes numériques, représentant un peu moins de 1% de la population active. Mais le communiste Pascal Savoldelli l’affirme: « Même si ce n’était que 0,5% de la population active, c’est important. Si on s’habitue à travailler sans se préoccuper du droit social, ce modèle va s’étendre. C’est donc la protection du salariat qui est en jeu. »
Le sénateur du Val-de-Marne a déposé avec plusieurs de ses collègues du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) une proposition de loi relative au statut des travailleurs numériques. Cette dernière était débattue ce jeudi 4 juin au sein de la chambre haute. Elle visait, pour les travailleurs dont les plateformes fixent le prix de la prestation et l’organisent, à requalifier ces autoentrepreneurs déguisés en salariés et faire de la négociation entre représentants des travailleurs et plateforme la norme. Le tout, en permettant aux travailleurs de continuer à choisir leurs horaires et la durée de leur travail, explique l’élu : _« C’est un statut où ils sont assimilés salariés, c’est-à-dire salarié autonome. »
Timide législateur
Comme en commission, la proposition a été rejetée. En janvier dernier, un texte très court déposé par les socialistes, prônant lui aussi la requalification des autoentrepreneurs en salariés ou leur collaboration au sein de coopératives d’activité, avait connu le même sort.
Ces travailleurs restent donc coincés dans une zone grise entre salariat et autoentreprenariat. Avec la subordination du premier statut, l’insécurité du deuxième. Depuis 2016, les travaux parlementaires et propositions de loi se sont multipliés : la loi El Khomri a instauré une responsabilité sociale des plateformes avec la prise en charge des cotisations d’assurance volontaire contre le risque d’accident du travail, le droit à la « formation professionnelle », à la grève et à la représentation syndicale. Elle continue d’être jugée largement insuffisante. Avec la loi d’orientation des mobilités (LOM) de 2019, les entreprises peuvent mettre en place des chartes pour clarifier leur relation de travail avec leurs « collaborateurs ». Unilatéralement et sur la base du volontariat.
Désaccord sur la requalification en salariat
Entre-temps, la justice a reconnu pour plusieurs d’entre eux leur statut de salarié. Mais malgré un consensus clair des élus sur le besoin de légiférer, le chemin est plus long pour adopter des textes. En cause, le refus de requalifier ces travailleurs en salariés. « Ce n’est pas leur souhait, pour la grande majorité, je le rappelle », croyait savoir la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, devant les sénateurs. Ces entreprises cassant les prix afin de détruire toute concurrence, François Hurel, président de l’Union des autoentrepreneurs (UAE), pointe pour sa part un problème économique : « Faire rentrer tout le monde dans le salariat, c’est très bien. Mais le consommateur payera le prix des cotisations patronales. Économiquement ce n’est pas rentable. Vous ne rentrerez pas dans un Uber si on vous double le prix. »
Corapportrice d’une mission d’information sur les travailleurs des plateformes pour la chambre des affaires sociales du Sénat, Frédérique Puissat, sénatrice (LR) de l’Isère, complète : « On regrette que ce texte revienne sur le principe de requalification et parle de CDI et de CDD. » Si elle admet les failles en termes de complémentaire santé, d’accident du travail et de rupture abusive de contrat, elle l’assure : « Une solution est possible tout en restant indépendant. » Même point de vue pour François Hurel, pour qui « la demande de requalification est largement liée à une demande de protection sociale ».
Vers un salarié autonome?
Mais rejeter le salariat au motif de l’indépendance n’est pas forcément juste, selon Dominique Méda, sociologue du travail et coautrice de Les Nouveaux Travailleurs des applis (1) :
Certes, il peut exister chez les travailleurs des plateformes une mauvaise image du salariat, mais il faut bien distinguer la réalité de cette mauvaise image. Certes, les conditions de travail dans le salariat se sont dégradées ces dernières années, certes le salariat va de pair avec le respect d’un certain nombre de règles, mais il est parfaitement compatible avec l’autonomie. Autrement dit, pour avoir de l****’autonomie, on n’est pas obligé d’être indépendant.
Pascal Salvodelli renchérit : « C’est pour cette raison qu’il y a une ligne de partage avec la droite au Sénat. Avec ce statut sur les travailleurs des plateformes numériques, on ouvre une brèche sur l’ensemble des salariés. Il ouvre un espoir nouveau pour les salariés en entreprise. »
Miser sur la représentativité des salariés
L’autonomie des ubérisés pourrait donc passer par la représentativité des travailleurs des plateformes, malgré l’atomisation de ces professions et le faible engagement qu’elles impliquent. « Tout l’avenir de ce travail-là, et d’autres secteurs en voie d’ubérisation, c’est la représentativité, estime Jérôme Pimot cofondateur et porte-parole du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) et qui a travaillé plus de deux ans avec les élus sur cette proposition de loi. _L’argument des plateformes, c’est que nous ne sommes pas représentatifs. Et ça leur permet par exemple de garder leurs algorithmes secrets. Or c’est le principal outil du travail des livreurs. »
Il faudra sûrement attendre octobre pour voir une avancée législative sur le sujet. À cette date est attendu le résultat de la mission Frouin, chargée de travailler sur la représentativité des ubérisés et sur la construction d’un nouveau statut. En attendant une législation claire, certaines entreprises se jettent dans la brèche. Pendant la crise sanitaire, Street Press a révélé que Monoprix et Franprix faisaient appel à des autoentrepreneurs pour remplir leurs rayons. C’est bel et bien la preuve que l’ubérisation se propage. Et Fabien Gay, sénateur (PCF) de Seine-Saint-Denis, de conclure : _« Si Victor Hugo avait écrit Les Misérables aujourd’hui, Causette livrerait des repas à vélo. »
(1) Les Nouveaux Travailleurs des applis, Sarah Abdelnour, Dominique Méda, PUF, 2019.
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