Nos valeurs d’aujourd’hui
« Ouiiiii, on a un peu exterminé, mais n’a-t-on pas aussi construit des routes ? » braillent les descendants des maîtres.
dans l’hebdo N° 1608 Acheter ce numéro
Dans Le Monde, Michel Guerrin, rédacteur en chef dont les avis sur la vie ne comptent pas forcément parmi les moins conservateurs qui se puissent lire, constate, ce 13 juin 2020, que dans plusieurs villes des États-Unis d’Amérique des « sculptures de généraux confédérés » ont récemment été « souillées lors de manifestations contre le racisme policier envers les Noirs », puis que, dans le même élan, qui touche « aussi la Grande-Bretagne et la Belgique » (et même, qui sait, « la France peut-être »), « nombre de statues » sont ainsi « insultées, dégradées, mises à terre » – comme à Richmond, Virginie, où, la semaine dernière, « Christophe Colomb fut décapité, incendié et jeté dans un lac, à cause de son action sanglante contre les Amérindiens (1) ».
Michel Guerrin use là d’une licence que l’on qualifiera, pour ne point trop le chagriner, de « journalistique » (guillemets) : dans la vraie vie, évidemment, personne, parmi les manifestant·es qui se sont mobilisé·es aux États-Unis contre le racisme, n’a, ces derniers jours, décapité Christophe Colomb, ni ne l’a brûlé vif, ou noyé : c’est sa statue, il convient d’y insister, qui a été, à Richmond, un peu maltraitée – mais beaucoup (beaucoup, beaucoup) moins, tout de même, que ne l’ont été, depuis cinq siècles (2), les dizaines de millions d’indigènes dont sa « découverte de l’Amérique » a préparé le génocide.
Cette liberté que s’autorise le rédacteur en chef du Monde est intéressante : elle dit bien la défiance que lui inspire l’iconoclastie de ces manifestant·es.
Lui-même, d’ailleurs, ne s’en cache pas : il partage l’inquiétude de celles et ceux qui, assure-t-il, « craignent » que les statues abattues « n’entraînent dans leur chute la complexité historique », et que « l’anachronisme s’impose – juger le passé avec nos valeurs d’aujourd’hui – sans prendre en compte les facettes multiples d’un personnage », comme il conviendrait pourtant de le faire avec, par exemple, « le négrier anglais Edward Colston », qui s’est, certes, enrichi dans le commerce esclavagiste, mais « qui a fait profiter la ville » de Bristol « de sa fortune mal acquise ».
Et voilà que nous revoilà en terrain connu : celui où, systématiquement, les rejeton·nes des bourreaux et des maîtres, lorsque les descendant·es de leurs victimes et de leurs esclaves leur rappellent les exactions à l’origine de leurs fortunes, se mettent à brailler qu’ouiii, mais tu vois, c’était quand même plus compliqué qu’çaaa, tu voiiis, on a un peu exterminé, mais n’a-t-on pas aussi construit des routes ?
Et ce brave bon bougre de Colston n’a-t-il pas réinvesti un peu de l’argent de son crime contre l’humanité dans l’érection d’un dispensaire pour la Grande-Bretagne périphérique ? (Alooors ?)
Et quand on lit des trucs comme ça, c’est vrai que c’est un peu difficile de ne pas juger aussi le présent « avec nos valeurs d’aujourd’hui ».
(1) Qu’en termes délicats…
(2) On relira, sur ce sujet, le magistral L’An 501, de Noam Chomsky, paru chez Écosociété, 2016.
Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.