« 33 Jours », de Léon Werth : L’humanité au ralenti
Il y a quatre-vingts ans, les Français se lançaient sur les routes de l’exode. Parmi les témoignages publiés depuis, le récit de Léon Werth, 33 Jours, en donne une des peintures les plus expressives tout en offrant une vision lucide et mordante de la société française d’alors.
dans l’hebdo N° 1613-1615 Acheter ce numéro
Mi-mars 2020, l’annonce du confinement en France est imminente. Nombre de Parisiens décident de quitter la ville pour rejoindre une maison secondaire ou familiale. En tout, ce sont quelques centaines de milliers de personnes (sur 2,2 millions d’habitants intra-muros) qui ont pris la route ou se sont engouffrées dans des trains. Est-ce à cause de la dérisoire rhétorique guerrière entonnée par le chef de l’État ? Est-ce parce que ce moment sombre de notre histoire reste gravé dans la mémoire collective comme un trauma ineffaçable ? Quoi qu’il en soit, ce départ -précipité a immédiatement donné lieu à un raccourci historique : l’analogie a été faite entre cet exode tout relatif et celui de juin 1940. Or, en l’occurrence, comparaison n’est pas raison.
Pour s’en convaincre, il n’est que de faire un tour au musée de la Libération, à Paris, qui organise à l’occasion des quatre-vingts ans de l’événement une riche exposition intitulée 1940, les Parisiens dans l’exode (1). On y apprendra, par exemple, que 8 millions de personnes se sont alors retrouvées sur les routes, dont 2 millions de Parisiens, c’est-à-dire plus des deux tiers des habitants de la capitale à l’époque.
On peut lire aussi le récit le plus pénétrant de l’exode écrit presque en direct par Léon Werth, 33 Jours. Bien que fort différent, il se situe à la hauteur du fameux livre de Marc Bloch, L’Étrange Défaite, tout à la fois témoignage et analyse de la débâcle, l’historien étant en juin 1940 capitaine dans l’armée française – mobilisé l’année précédente à sa demande, à 53 ans.
Né en 1878, Léon Werth a, lui, une dizaine d’années de plus. En 1940, il est un écrivain connu, moins romancier que témoin engagé. Mais, depuis quelque temps, il peine à trouver un éditeur. En 1938, ayant adressé un manuscrit à Denoël, voici le type de réponse qu’il obtient : « Votre marque personnelle, généreuse et désabusée […], donne à vos considérations et à vos témoignages un accent si particulier. Malheureusement, votre position est la plus ingrate qui soit. Vous êtes un homme seul et votre pensée, par là même, devient très difficile à définir. » On ne saurait pourtant être plus clair : telle est la description d’un esprit libre.
Libre, Léon Werth l’est en effet. Des preuves ? En 1919, en pleine mythologie de l’ancien combattant et tandis que les Français viennent d’élire une chambre dite « bleu horizon », lui qui a été blessé au front publie Clavel soldat et Clavel chez les majors, deux livres antimilitaristes dynamitant la notion de héros. En 1926, à la suite d’un séjour en Indochine, il publie Cochinchine, qui démonte scrupuleusement les rouages barbares de la colonisation. Si la révolution de 1917, en Russie, a soulevé chez lui quelque enthousiasme, le pouvoir autoritaire de Staline le révulse (« Staline a tué le communisme », écrit-il en substance dans 33 Jours). Il mène notamment campagne, en 1933, pour la libération de son ami Victor Serge, prisonnier politique des geôles soviétiques.
Ces quelques lignes ne résument pas Léon Werth, même si elles indiquent un caractère. Il faut ajouter que son œil est perçant, à la mesure du critique d’art qu’il est, et son regard décapant, même si son ironie n’exclut pas la possibilité d’une tendresse.
C’est donc cet homme-là, avec sa femme, Suzanne, et Andrée François, employée à leur service depuis près de vingt ans et faisant partie de la famille, qui a pris place le 11 juin dans sa vieille Bugatti, rue d’Assas à Paris. Direction Saint-Amour, dans le Jura, où se trouve leur maison d’été. D’ordinaire, ils l’atteignent en neuf heures… Ce sera un peu plus long cette fois-ci : « Porte d’Italie, Villejuif, Thiais. […] Bientôt, la route s’encombre, comme un dimanche soir. […] L’encombrement devient embouteillage. » Enfin, « on roule à moteur étranglé en seconde, le plus souvent en première, de vingt mètres en vingt mètres. Puis c’est un arrêt de six ou sept heures, je ne sais plus. Six ou sept heures au soleil. »
33 Jours – le temps qu’ils mettront finalement pour rallier le Jura – est d’abord un récit en immersion dans cette caravane sans fin, bientôt sevrée d’essence, où l’improvisation est la règle pour trouver à manger et où dormir. Les voitures cossues côtoient les vieilles guimbardes et les carrioles, toutes couvertes de matelas, tandis que passent des soldats isolés aux allures de fantômes. Werth souligne combien il ignore tout de la débâcle en cours – alors qu’en août, quand il rédige son récit, il sait ce qui a eu lieu. Les rumeurs les plus absurdes ont cours. L’une d’elles va revenir comme une antienne : « La France a été vendue. » Le spectre de la « cinquième colonne », ce fantasme d’un ennemi intérieur, est régulièrement brandi.
Reste que les événements sont difficiles à comprendre. « Tout, depuis le départ de Paris, est inexplicable par les lois de la raison », constate Werth, qui tente quelques parallèles avec ses souvenirs de la guerre précédente. Le chaos inextricable dont il ne peut s’extirper se reflète jusque dans son écriture. La narration avance à la vitesse de l’escargot – ce sont alors des suites de notations – et soudain s’affole. Quand, par exemple, éclate une mitraillade. Les troupes allemandes les ont rattrapés près de la Loire. Les escarmouches avec les soldats français en déroute montrent au moins une chose : Werth pacifiste en 1914 ne l’est plus en 1940 – contrairement à beaucoup d’autres, ce pacifisme inopportun les menant sur de mauvais chemins. À propos d’un jeune officier qui tente de répliquer aux tirs allemands plutôt que de se rendre, il écrit : « Moi aussi j’eus envie d’embrasser ce jeune homme, qui savait déjà peut-être que tout était perdu, mais qui voulait perdre noblement. »
Une fois extrait des routes encombrées, mais toujours coincé dans l’est du Loiret, Léon Werth va faire la rencontre de deux personnages qui sont au centre du livre. Ces deux personnes préfigurent deux attitudes radicalement opposées qui, sous l’Occupation, auront pour nom la Collaboration et la Résistance.
La première est madame Soutreux, épouse d’un directeur d’usine à Courbevoie alors absent, qui permet du bout des lèvres à quelques réfugiés, dont les Werth, de s’installer non pas chez elle mais dans sa cour. Le fait le plus significatif : quand des soldats allemands s’avancent pour se rafraîchir, elle sort de sa cave du vin et même du champagne pour leur en offrir. « La mesure de la dignité n’est pas arithmétique, glisse Werth dans une de ses formules lumineuses. Plus l’événement est petit, mieux on saisit les nuances de la liberté et de la dignité. » Sur plusieurs pages, l’auteur dresse un portrait fulgurant de « la Soutreux », qui « aime l’Allemagne d’une passion exhibitionniste ».
Le paysan Abel Delaveau est le second personnage. Il a l’hospitalité chevillée au corps. À un gradé allemand, il dit : « Vous ne pouvez rien contre moi. J’aime mieux mourir debout que vivre à genoux. » Delaveau raccroche Werth à la civilisation, qu’il définit ainsi : « Montaigne, Pascal, l’humanisme. » Il précise cependant : « Gare aux cuistres, qui en tiennent commerce, gare aux petits boutiquiers de -l’humanisme. »
33 Jours, livre capital, prélude au journal extraordinaire que Léon Werth a tenu pendant toute l’Occupation (2), a failli ne jamais nous parvenir. Son ami Antoine de Saint-Exupéry (Werth est le dédicataire du Petit Prince) tenta en vain de le faire paraître aux États-Unis. C’est plus de cinquante ans après sa rédaction qu’il fut publié. Son absence nous aurait privés d’une grande leçon de lucidité.
(1) Musée de la Libération, 4 avenue du Colonel-Rol-Tanguy, 75014 Paris. 01 40 64 39 44.
(2) Déposition. Journal 1940-1944, Éd. Viviane Hamy, 1992, 733 p.
33 Jours, Léon Werth, Éd. Viviane Hamy, « Bis », 2006.