Des envies de courts circuits
Le confinement a révélé les attraits de la vente directe dans l’alimentation. Ce contre-modèle gagne en autorité, malgré des obstacles encore majeurs. reportage.
dans l’hebdo N° 1613-1615 Acheter ce numéro
À l’heure du déjeuner, le salon d’Émilie et Basile Dequiedt déborde de vie. Chacun s’affaire après une matinée occupée notamment à transformer le lait des 200 brebis de l’exploitation en glaces. D’entrée, Émilie Dequiedt tient à briser toute image idyllique : en treize ans d’expérience, la plupart du temps en circuit court, les aléas économiques ont forcé le couple d’éleveurs à changer quatre fois d’exploitation. Mais, plus que jamais, elle est sûre d’avoir choisi la bonne voie.
Au début du confinement, les Dequiedt, qui distribuent leurs glaces, leur fromage et de la viande d’agneau dans des boutiques paysannes, par paniers et sur les marchés, ont vu leurs commandes exploser. « On a l’habitude de travailler en collectif, on s’est donc vite organisés après un vrai moment d’angoisse, et on a même pu s’ouvrir aux paysans qui n’avaient plus le droit de vendre sur les marchés », résume Émilie. Il a fallu réagir vite et s’adapter, ce qui n’a rien d’extraordinaire pour ces éleveurs. « Fièvre aphteuse, vache folle, FCO, maladie de Schmallenberg, H1N1… » En bout de table, Basile compte les crises qu’il a connues. « On a l’habitude, ça nous a appris à éviter la panique », sourit-il.
Nous sommes dans le village d’Avène, dans l’Hérault, département aux campagnes -peuplées et à la terre généreuse. « Ici, tout pousse et tous les types d’élevage sont présents », souligne Estelle Olive, qui accompagne les projets d’installation en agriculture paysanne et en circuit court pour l’association Terres vivantes, installée à Clermont–l’Hérault. « Les racines paysannes des consommateurs, l’influence du Larzac tout proche… Beaucoup d’éléments font que les gens ont l’habitude de fonctionner en circuit court, et il existe une vraie volonté politique de les accompagner », observe-t-elle.
Les nombreuses boutiques paysannes qui maillent la région ont vu leur fréquentation grimper pendant le confinement, et des « drives paysans » ont été mis en place pour permettre aux consommateurs de récupérer des commandes, en remplacement des marchés. Émilie Dequiedt estime qu’environ 20 % de cette demande nouvelle, pour les produits qu’elle commercialise, pourrait perdurer, au regard des chiffres affichés lors du déconfinement. « C’est la principale leçon de cette crise, confirme Basile. Les gens ont eu du temps et ils en ont profité pour changer leur manière de se nourrir. »
Un peu plus à l’est, perché à 1 000 mètres d’altitude à La Salvetat-sur-Agout, Jean-Émile Sanchez élève des porcs en plein air. Une petite exploitation de huit truies qui produit une centaine de porcs par an, dans des conditions « qui permettent aux bêtes d’exprimer leur comportement naturel ». Ses commandes de paniers ont doublé pendant le confinement, par le simple effet du bouche-à-oreille.
Ce regain des circuits courts n’a pas permis de compenser les pertes enregistrées par les agriculteurs conventionnels. Les exploitations viticoles, qui écoulent d’ordinaire leur production à l’échelle internationale, risquent notamment, dans les prochains mois, de connaître une violente crise de surproduction que le marché local ne pourra pas absorber. Un autre problème, encore plus prégant, pour les grosses exploitations a été la perte de la main-d’œuvre étrangère à cause de la fermeture des frontières. La plupart n’ont pas suffisamment de marge financière pour se tourner vers une main-d’œuvre française, mieux payée.
La crise a confirmé ce que de longues années d’expérience ont déjà démontré : avec des fermes de plus petite taille, des ressources plus diversifiées et des dettes moins importantes, l’agriculture artisanale est plus résiliente que le modèle industriel. Et la vente directe plus rémunératrice pour les agriculteurs. Jean-Émile Sanchez fait un rapide calcul : en vendant 100 porcs par an à 12,50 euros/kg, alors que les « usines à cochons » en écoulent au moins dix fois plus à 1,50 euro/kg, sa petite exploitation est financièrement plus solide que beaucoup d’énormes élevages. « Nous voyons la trésorerie des 300 agriculteurs que nous accompagnons. Sur le temps long, la rentabilité est clairement meilleure lorsqu’un circuit court est possible », note Estelle Olive. Petit miracle dans le monde de l’agriculture, Émilie et Basile Dequiedt parviennent même à se payer et à payer leurs employés dignement. Au total, trois salaires l’hiver et cinq l’été pour fabriquer les glaces.
Ce succès est une victoire symbolique qu’Émilie Dequiedt savoure d’un sourire -sarcastique. La chambre d’agriculture, qui a coutume de juger les agriculteurs en vente directe « pas crédibles », a été cette fois obligée de reconnaître l’utilité du réseau. « À la prochaine réunion, je leur dirai : “Alors, la vente directe, ça va ?” », s’amuse l’agricultrice.Le choc des cultures est une réalité quotidienne pour la jeune femme, porte-parole de la Confédération paysanne de l’Hérault, qui siège à la chambre d’agriculture dans une assemblée quasi exclusivement composée de producteurs en circuit long, encartés à la FNSEA. « La plus grosse difficulté pour se lancer, c’est de s’affranchir du modèle dominant, témoigne-t-elle. Le problème est culturel. »
Le confinement, néanmoins, a aussi confirmé les limites des circuits courts. Aux premiers jours du déconfinement, la demande a reflué en partie car les consommateurs n’avaient plus le temps de se rendre en boutique ou aux distributions de paniers. « Il faut bien le dire aussi, nous ne voyons pas les smicards dans nos Amap ou lors des marchés du samedi matin », reconnaît Émilie.
La vente directe n’est pas un choix à faire à la légère pour les exploitants. Chaque ferme doit trouver sa formule, rebondir à chaque aléa et trouver une taille idéale. « Nous conseillons aux agriculteurs d’y aller mollo, dit Estelle Olive_. Ils doivent trouver le juste équilibre entre leur niveau d’investissement, le revenu qu’ils en tirent et le temps de travail dont ils ont besoin pour faire tourner leur exploitation. Certains agriculteurs décident eux-mêmes de décélérer pour ne pas se tuer à la tâche. »_
Jean-Émile Sanchez n’est pas tout à fait un néophyte. Il écoule ses produits en vente directe depuis 1986, ce qui l’a toujours conduit à diversifier ses activités, jusqu’à cuisiner sa viande sur les « marchés gourmands ». Pendant le confinement, l’arrêt des marchés l’a forcé une nouvelle fois à « réagir vite et à pousser un peu plus loin [sa] logique ». Avec sa compagne, ils décident d’accélérer un projet qu’ils mûrissaient de longue date : ouvrir un « restau paysan » avec les moyens du bord, des produits « de copains » et six tables de pique-nique disposées devant leur vieille ferme en pierre. « On a envoyé l’info au listing de clients qu’on s’est constitué avec les paniers. Les familles du coin qui nous connaissent répondent présent », constate-t-il, en attendant de voir ce que feront les touristes.
La débrouille est une norme pour les agriculteurs en circuit court. « Je suis comptable, DRH, vendeuse-livreuse et commerciale en plus d’être éleveuse », énumère Émilie Dequiedt. « Sachant qu’on nous a toujours expliqué que la commercialisation et le marketing n’étaient pas notre boulot, il faut une sacrée dose de confiance en soi pour se lancer, prévient son mari_. Notre expérience nous a permis de nous dire que nous arriverions à vendre nos produits. »_ Au bout du compte, leur travail reprend du sens, notamment grâce au contact avec les consommateurs, alors que la crise qui frappe le monde agricole se rappelle à eux quotidiennement. Émilie comptabilise sept suicides parmi ses connaissances depuis qu’elle a commencé à travailler.
La diffusion de ce contre-modèle n’en reste pas moins un combat compliqué. Les paysans sont souvent prisonniers d’investissements lourds, et décélérer sans aide est souvent impossible. Les verrous sont nombreux. « Tout est très politique dans ce milieu, avec une hégémonie du syndicat dominant, souligne Estelle Olive. Il faut que les néoruraux, qui voient les choses différemment, s’impliquent à tous les niveaux pour faire valoir un autre modèle. » L’engagement du consommateur sera déterminant, comme la capacité de la profession à s’auto-organiser, pour faire respecter des chartes de bonnes pratiques dans les boutiques paysannes et se doter de quotas afin d’éviter une nouvelle dérive de surproduction qui pourrait advenir même dans les circuits courts.
« Il faut aller plus loin qu’une démarche individuelle, tranche enfin Jean-Émile Sanchez, qui est aussi un ancien porte-parole national de la Confédération paysanne. Le pouvoir politique doit faciliter la commercialisation avec des centrales de distribution des produits locaux vers la restauration collective, tournées vers deux objectifs : la qualité et les revenus des paysans. Cela suppose d’arrêter de penser qu’on est là pour nourrir le monde entier. » Le confinement aura peut-être contribué à accélérer la prise de conscience. Tous veulent y croire, sans excès d’enthousiasme.