Edgar Morin : « Le Covid nous a rappelé les principes qui font société »

Sociologue et philosophe, Edgar Morin analyse la crise du Covid-19, s’attachant à décrypter les ruptures, mais aussi les incertitudes, qu’elle induit. Il en tire des « leçons » qui éclairent l’espoir du « monde d’après ».

Olivier Doubre  • 22 juillet 2020 abonnés
Edgar Morin : « Le Covid nous a rappelé les principes qui font société »
© Pascal Guyot/AFP

Bientôt centenaire, docteur honoris causa de près d’une trentaine d’universités à travers le monde, Edgar Morin est l’auteur d’une œuvre imposante et compte parmi les penseurs les plus reconnus de notre temps. Ancien résistant dans le sillage du PCF mais engagé au sein d’un réseau comprenant notamment Marguerite Duras, Dionys Mascolo et Robert Antelme, sous la direction de François Mitterrand, il a raconté sa (douloureuse) rupture avec le communisme stalinien de l’après-guerre dans un ouvrage inoubliable, Autocritique (Minuit, 1959). Ses convictions en faveur de l’émancipation sociale ne varieront toutefois jamais, fidèle à une gauche de gauche, proche de Socialisme ou barbarie, du PSU, jusqu’à l’élan libertaire issu de Mai 68. Il se consacre alors, plusieurs décennies durant, à la rédaction de son maître ouvrage, La Méthode (Seuil, six volumes, de 1977 à 2004) où, loin des dogmatismes, il élabore la « pensée complexe », à rebours des réflexes et replis idéologiques qui ont trop souvent cours alors.

Sociologue et philosophe difficilement classable, inlassable esprit critique, Edgar Morin ne cesse d’intervenir avec emphase dans le débat public. Avec ces « leçons du coronavirus », rassemblées sous le titre Changeons de voie (1) qui renvoie à son ouvrage de 2011, La Voie (Fayard), il s’attache aujourd’hui à comprendre et à montrer combien la crise sanitaire du Covid-19 a profondément déconsidéré les automatismes du néolibéralisme mondialisé. Pour mieux appeler, après la longue révolte du mouvement des gilets jaunes et les luttes contre les « réformes » dérégulatrices voulues par la Macronie, à l’édification de ce fameux « monde d’après », sensible et rationnel, fondé sur les grands principes, aussi bien au plan individuel qu’au plan collectif, de responsabilité et de solidarité.

Comment s’est passée votre période de confinement ? En avez-vous profité pour relire Dostoïevski, Chateaubriand, Saint-Simon ou Proust ?

Edgar Morin : Je dois reconnaître que je n’ai peut-être jamais été autant excité face à un événement, si surprenant. Chaque jour apportait une nouvelle surprise, de nouvelles incertitudes. J’ai, bien entendu, passé mon temps à lire, à observer, à réfléchir. Mais, assez vite, j’ai été sollicité, aussi bien par des conversations amicales que par des demandes d’interview. Tout en étant enfermé, ou confiné (même si le mot est excessif car j’ai la chance d’avoir un jardinet), jamais le monde extérieur, dans sa totalité, n’a été aussi présent. Nous avons vécu un phénomène mondial, à tous les niveaux, à la fois sanitaire, économique, politique, social, etc. Ce fut donc une époque extrêmement intense, assez unique même, durant laquelle je n’ai pas pu me plonger dans des lectures telles que celles que vous évoquez. Mais sur la fin de cette période très spéciale, j’ai éprouvé le besoin de tirer ce que j’ai appelé des « leçons », avec l’étroite collaboration de mon épouse [qui est sociologue], Sabah Abouessalam. Et expliquer surtout l’urgente nécessité de « changer de voie ».

Cette démarche d’analyse, quasi immédiate, ou du moins à chaud, m’a rappelé celle que vous aviez proposée sur Mai 68, avec vos amis Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, dès le début du mois de juin, dans votre ouvrage intitulé La Brèche (Fayard)…

J’aime beaucoup en effet cet exercice qui est de réagir et de tenter d’analyser rapidement les événements. En mai 1968, mon premier article s’intitulait « La commune étudiante » et est sorti, je crois, entre le 10 et le 15 mai dans Le Monde. C’est que j’aime le risque et j’aime prendre mes risques ! Et m’essayer à apporter ma modeste contribution de cette façon-là quant à des événements sur lesquels on n’a, par définition, pas encore de recul.

Il y a une fermentation formidable de mouvements, d’idées et d’élans qui prennent corps dans la société.

Diriez-vous que la principale leçon de cette crise est, au fond, d’avoir remis l’humain, ou le vivant, à la première place ou au centre de nos préoccupations, puisque la mort est soudain revenue rôder tout près de nous ?

Car la mort fait partie de l’humain ! Mais en considérant tous les sens du mot humain : l’individu, la personne, a été profondément affecté, chacun dans son mode de vie, qui d’extraverti (dans sa vie sociale, au travail, dans ses loisirs) est soudain devenu majoritairement introverti. Ce qui a sans doute amené chacun à réfléchir sur son propre mode de vie, son comportement, sur la façon dont il est un peu le jouet d’une énorme machine, pour ne pas dire du système. Or l’humain, c’est aussi toute l’humanité qui se trouve affectée par ce bouleversement, en tant que collectif, en tant qu’ensemble des humains. Mais nous devons en outre faire face aujourd’hui aux problèmes induits par la mondialisation, qui a à la fois uni techniquement et divisé culturellement cette humanité. C’est bien en effet l’humain qui a été placé, et secoué, au cœur de cette crise et qui a donc été le problème central. 

Cette crise a-t-elle été, selon vous, une piqûre de rappel de l’essentiel, c’est-à-dire la santé, l’alimentation, mais aussi la solidarité, la sobriété, voire la lenteur ?

Je dirais plutôt que la question est de savoir quelle pourra être la durée de l’action d’une telle piqûre de rappel ! Je crois que tout le monde ne l’a pas ressentie de la même manière. Mais c’est vrai que, par exemple, la solidarité était déjà en crise, ou plutôt en sommeil – car je veux croire, ou plutôt je sais, qu’elle garde toujours un caractère potentiel –, et l’évolution récente de notre société, de notre civilisation, a favorisé des fermetures égoïstes et les compartimentations. Aussi cet éveil, apparu avec cette crise, a-t-il été quelque chose de très important, car ont été à nouveau promues les idées essentielles de responsabilité et de solidarité. C’est une des leçons de cette crise que d’avoir rappelé, d’avoir revigoré ces idées, ces grands principes. Et d’avoir rappelé aux gens, aux citoyens, ce qui fait réellement société, en premier lieu, je le répète, la responsabilité et la solidarité. Il y a donc une sorte de coïncidence bienvenue entre l’éthique personnelle et le besoin d’une société ouverte et démocratique. Et ce point est apparu encore plus fondamental à l’aune de cette crise.

On pourrait donc dire que celle-ci a entraîné un changement d’exigence et de regard, depuis les demandes d’espaces, de qualité de l’environnement et de logements plus vivables, jusqu’à la reconnaissance du travail et de métiers déconsidérés et mal payés…

C’est aussi cela qui a été très important. Il y a eu une véritable prise de conscience de la place fondamentale de tous ceux qui étaient jusqu’alors trop souvent méprisés : tous ces premiers de corvée – ou derniers de cordée. Quand les autres étaient protégés chez eux par le confinement, on a soudain vu, et admis, le rôle de tous ces travailleurs dits « de base », pas seulement les infirmiers et les soignants, mais aussi les transporteurs, les caissiers, les éboueurs, les égoutiers, qui sont apparus alors comme les êtres les plus précieux pour la société tout entière. Je crois que cela peut avoir pour conséquence ce que l’on appelle en général une revalorisation, non pas seulement dans le sens d’une (modeste) augmentation de salaire mais d’un changement beaucoup plus global du regard de tous sur ces situations et ces fonctions. Mais cela, en premier lieu pour l’hôpital et l’ensemble des soignants, devra se concrétiser par d’énormes investissements – qui ne pourront se limiter à être uniquement financiers, même si c’est extrêmement important.

Même les plus puissants sont infirmes devant la mort, la maladie, le chagrin.

Vous rappelez aussi que certaines crises majeures, par le passé, n’ont pas entraîné des changements bénéfiques, telle la montée du nazisme outre-Rhin à la suite de la crise de 1929. La crise du Covid-19 ne comporte-t-elle pas, elle aussi, des risques de replis nationalistes, égoïstes ?

C’est malheureusement aussi une possibilité. Dans une société surgissent toujours certaines déviances, qu’elle arrive à éliminer le plus souvent. Mais il peut y avoir des effets sur elle qu’elle ne régule pas et qui parviennent à dérégler l’ensemble de son système. Car la crise peut aussi bien favoriser des poussées régressives que des potentialités ou des imaginations progressives. Puisque vous avez cité la crise de 1929, les États-Unis de Roosevelt ont suscité un élan avec de grands investissements pour relancer le travail et l’économie. La crise peut donc aussi permettre une issue créatrice. Mais, en effet, les issues sont incertaines. Si on regarde la fin de la guerre de 1914-1918, tous les poilus en sont sortis en criant que ce devait être la « der des ders », mais vingt ans après, cela a recommencé en pire ! Ainsi, de terribles forces régressives peuvent se mettre en œuvre et bloquer les avancées qui seraient désirables. Même le président de la République a, plusieurs fois durant cette période, énoncé des volontés de changements profonds, montrant là une conscience de la nécessité de rupture avec le « monde d’avant ». Mais des forces semblables, puissantes, conservatrices, se sont alors élevées et ont fait entendre leurs voix pour bloquer les volontés de changement, en expliquant que celui-ci est impossible, qu’il nous faut repartir comme avant et travailler plus, avec de plus amples sacrifices encore pour les « derniers de cordée », à qui nous devons pourtant que la société ait tenu pendant le coronavirus ! Je ne prendrai ici que l’exemple des déclarations de Macron sur la police et les accusations de racisme : le Président a d’abord rappelé, pieusement, que le racisme est un fléau abominable à combattre, pour ensuite dans la même phrase rendre hommage à la police, alors que nous venions d’apprendre des manifestations terribles de racisme et de discriminations dans ses rangs. Même s’il avait voulu rendre hommage à sa police, il aurait dû au minimum reconnaître qu’il y avait des bavures et des excès en son sein. On voit donc, à tout le moins, qu’au sommet du pouvoir, des forces contraires agissent sur l’esprit du Président. Mais on voit aussi heureusement que, au-delà du Président et de ces forces qui agissent sur lui, il y a une fermentation formidable de mouvements, d’idées et d’élans qui prennent corps dans la société, qui avaient déjà commencé avant mais qui se trouvent accentués, avec un bouillonnement d’associations solidaires, écologistes, de l’économie sociale et solidaire, etc. On a envie d’une autre société, d’une autre civilisation, et de jours heureux ! Cette crise du Covid-19 n’a pas été un seul coup de tonnerre dans un ciel serein, elle a été précédée par une année de révolte et de contestations, avec notamment les gilets jaunes, puis le mouvement contre cette réforme infâme des retraites. Cependant, tous ces mouvements magnifiques n’ont pas encore eu l’occasion de converger et de trouver une pensée politique globale qui les oriente vers ce chemin nouveau dont je parle, vers ce changement de voie que j’appelle de mes vœux. Car il ne faut pas oublier que, même au cours des dernières années qui ont vu, partout à travers le monde, des explosions, des mouvements de révolte contre les inégalités et les destructions environnementales, contre le même système économique néolibéral, ceux-ci ont échoué faute d’une organisation et d’une pensée philosophique. C’est ce qu’il nous faut inventer aujourd’hui.

Vous montrez ainsi que cette crise a de nouveau battu en brèche la croyance que la science allait pouvoir nous débarrasser des virus et des bactéries et permettre à l’homme de dominer la nature…

Nous avions pourtant déjà eu des alertes en ce sens comme, concernant l’écologie et l’environnement, le rapport Meadows de 1972, expliquant que l’ensemble de la planète était menacé aussi bien globalement que localement – et donc toute l’humanité en tant que telle. Cet avertissement nous avait prévenus que l’on ne saurait être le maître absolu de la nature. Déjà avec l’arrivée du sida au début des années 1980, cette croyance d’une capacité d’éradiquer virus et bactéries a été durement battue en brèche. On sait aujourd’hui que les virus et les bactéries sont des petits malins, capables de communiquer entre eux, de s’adapter, de se transformer et surtout de muter. Mais on sait aussi qu’ils sont indispensables à la vie : si l’on n’avait pas de bactéries dans nos organismes, dans nos intestins, on mourrait très vite ! Donc, cette idée de l’homme maître de la nature et de son destin, grâce notamment à l’intelligence artificielle qui saurait aujourd’hui faire tout le sale boulot, était un mythe totalement imbécile, qui essaie de nous masquer la réalité. La vérité est que même les plus puissants sont infirmes devant la mort, la maladie, le chagrin. Il s’est donc agi, avec cette crise, de revenir aux fondamentaux de l’humanité. L’humain, l’humanité, mais aussi l’humilité ont la même racine, qui est d’abord l’humus. C’est-à-dire la terre, sur laquelle l’homme pose son pied. C’est notre patrie.

Le mondialisme n’est pas uniquement techno-économique, il doit aussi être pleinement humaniste.

Vous expliquez aussi que cette crise a constitué « l’heure de vérité » de l’Union européenne (UE). Pourquoi ?

J’ai écrit cela avant le récent plan de relance franco-allemand, mais je crois que cette considération demeure valable. Car nous avons assisté à ce spectacle de squelettisation de l’UE, qui a perdu toute chair, tout sentiment, alors qu’elle était fondée sur une volonté de faire communauté, de solidarité, de paix. Après avoir été un proeuropéen convaincu depuis les années 1970, je suis devenu de plus en plus sceptique, surtout quand j’ai vu la politique de l’UE à l’égard de la Grèce ou à l’égard des migrants. Je vois que l’Europe a été dégradée à la fois par des techno-bureaucrates qui ont pris en main son destin, mais surtout par des pouvoirs financiers qui ont réussi à la parasiter totalement, avec des décisions aberrantes, comme sur la question du glyphosate (et bien d’autres), qui ne cessent de la paralyser. En outre, dès le début de la crise du coronavirus, chaque pays européen s’est refermé sur lui-même, niant de fait les principes qui avaient porté la fondation du projet européen. Ce n’est donc que sur le tard que l’Europe a tenté de se réveiller. Mais je suis favorable à un vrai réveil ! Or je sais qu’il va être très difficile, en particulier parce que les États du nord et de l’est de l’Union ont des intérêts et des visions extrêmement différents de ceux de l’ouest et du sud. Sans entrer dans une volonté radicale de démantèlement de l’euro, comme le défend quelqu’un comme Emmanuel Todd, je crois qu’il reste important de sauvegarder un minimum de cohésion et de volonté européenne communes. Mais qu’il nous faut aussi, aujourd’hui, développer des politiques nationales, d’indépendance nationale.

Vous appelez donc à une coordination ou à une régulation de la mondialisation, qui pourrait se compléter avec une certaine démondialisation. Ce qui est plutôt original puisque la plupart des analystes opposent généralement les deux, de façon binaire. Cette démondialisation doit, selon vous, concerner en premier lieu les questions sanitaires, alimentaires, vivrières, parfois industrielles, afin que l’humain compte d’abord ?

Évidemment ! Par rapport à ces questions, je demeure fidèle à l’universalisme internationaliste. Lorsqu’est né ce qu’on a appelé l’altermondialisme, notamment à Seattle en 1999, c’était bien cette autre mondialisation qui avait suscité tout mon intérêt et ma ferveur. Or ce qui s’est développé depuis, c’est bien une mondialisation techno-économique fondée sous l’égide de la concurrence et de l’argent. Il nous faut donc une mondialisation où soit développée une coopération culturelle, politique et sociale. Malheureusement, les institutions ne suivent pas. La mondialisation actuelle doit donc être, au minimum, profondément changée. Car cette crise nous a montré combien elle est une impasse. On ne peut plus vivre avec des médicaments fabriqués en Chine, avec des conditions si difficiles de transport dès qu’il y a une crise. Il faut s’assurer d’avoir un minimum sanitaire national, une autonomie alimentaire, etc. Il s’agit de rétablir une agriculture riche, une polyculture fermière et vivrière et, au-delà, de s’assurer une autonomie alimentaire, technique et industrielle. En rompant avec le modèle qui a cours depuis ces dernières décennies. Pour le pays. C’est sans doute là l’une des leçons fondamentales de cette crise. Si l’on doit penser que des retours de souveraineté sont inéluctables et indispensables, sans s’enfermer évidemment dans les impasses du souverainisme et du nationalisme, on ne doit pas non plus considérer que le mondialisme est uniquement techno-économique, mais doit aussi être pleinement humaniste. C’est aussi ce que j’ai appelé un mode de pensée complexe, qui doit nous empêcher de penser de façon binaire. Il y a beaucoup de choses qu’il s’agit de combiner, au lieu de les opposer !

(1) Changeons de voie. Les leçons du coronavirus, avec la collaboration de Sabah Abouessalam, Denoël, 160 pages, 14,90 euros.

Idées
Publié dans le dossier
Les luttes essentielles déconfinées
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