Ehpads : « Ne pas accompagner les mourants est une catastrophe »

Pour Valentine Trépied, la crise du Covid-19 a mis en lumière le sentiment d’isolement des personnes vivant en Ehpad et l’impact que cela peut avoir sur leur bien-être psychique.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 22 juillet 2020 abonnés
Ehpads : « Ne pas accompagner les mourants est une catastrophe »
© Anne-Christine POUJOULAT/AFP

Très médicalisés, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ont tendance à adopter une approche très -physique du soin, ne laissant que peu de place à un accompagnement psycho-social de la fin de vie. Valentine -Trépied, sociologue du vieillissement et spécialiste des Ehpad, a analysé, dans le cadre de son travail de recherche, « l’expérience vécue de la relation soignante par les personnes âgées dépendantes ». Selon elle, le manque de personnel et les cadences effrénées pour prodiguer les soins vont à l’encontre de l’autonomie des personnes âgées et renforcent le sentiment de solitude des résident·es.

Votre recherche et vos entretiens vous ont permis de distinguer différentes manières de vieillir en Ehpad. Quelles sont-elles ?

Valentine Trépied : Il s’agit de trois expériences du vieillissement en Ehpad. La première, « s’accepter », concerne les personnes âgées qui ont choisi de s’y installer. Ce sont les plus dotées économiquement, socialement et culturellement, et elles vivent plus souvent en établissement privé. Elles valorisent le fait d’avoir pris cette décision, pour ne pas dépendre de leurs proches, et le revendiquent comme une forme d’autonomie.

« Un stress post-traumatique » Par Laurane Picoche, psychologue au sein de l’Ehpad Le Couarôge Nous avons été touché·es très tôt par l’épidémie, au début du mois de mars. Une ligne d’écoute et de soutien anonyme avec un psychologue extérieur à l’établissement a été mise en place. Mais, en dépit de la souffrance et des difficultés à gérer ce quotidien perturbé, les personnels ne l’ont pas beaucoup utilisée. Les équipes préféraient se confier à une personne qui avait vécu ce qu’elles vivaient. Alors nous avons organisé, en interne, des temps de rencontre, de manière individuelle ou collective. Ce sont des choses que nous pratiquons d’ordinaire lorsqu’un·e salarié·e le demande à la suite d’un décès difficile, ou à l’occasion d’un groupe de réflexion sur les soins palliatifs, par exemple. Ces échanges, qui ont notamment pu consister à expliquer ce qu’était le syndrome de stress post-traumatique, ont été très bénéfiques à celles et ceux qui y ont participé. Cela a permis de légitimer les symptômes qui ont pu suivre la crise sanitaire et montré qu’il était normal de faire des cauchemars ou de revivre des moments douloureux. Je crois que le fait d’expliquer a aussi aidé les salarié·es à gérer ce qu’ils ou elles pouvaient ressentir et à l’accepter pour revenir au travail de manière plus apaisée. Même s’il y a des choses qui ont été très difficiles à vivre, comme la réouverture des portes de l’Ehpad vers l’extérieur… Ces temps de réflexion sont très importants au sein de notre établissement, où nous avons une direction à l’écoute, parce qu’ils nous permettent de travailler de manière plus sereine. Ils nous aident à savoir ce qui nous heurte, à comprendre nos réactions, et facilitent nos relations avec les résident·es. Mais ce sont des initiatives qui dépendent vraiment des structures. L’accompagnement de la fin de vie n’est pas quelque chose de très présent dans les formations des personnels soignants, mais, ici, on considère que ces temps de partage et de discussion font partie de notre travail. Ce qui est généralement plus habituel et formalisé dans les établissements médico-sociaux, notamment ceux qui accompagnent les personnes en situation de handicap, mais l’est beaucoup moins dans les structures pour personnes âgées. Laurane Picoche est psychologue au sein de l’Ehpad Le Couarôge, dans les Vosges. Elle a accompagné les équipes, durement éprouvées par le décès d’une vingtaine de résident·es. * Le Couarôge est un établissement public autonome où l’accompagnement des personnes âgées est organisé selon le concept d’« humanitude ». Une méthode de travail qui prône le « vivre et mourir debout » et consiste à « prendre soin » dans le respect des besoins et de l’autonomie de chacun·e.
La deuxième catégorie, que j’ai nommée « se résigner », concerne davantage celles qui se sont laissé convaincre d’aller en Ehpad par leurs proches ou leur médecin. Elles ont « capitulé » pour ne pas entrer en conflit avec eux. Elles viennent de milieux sociaux plus hétérogènes mais représentent globalement la classe moyenne. Lorsqu’elles arrivent, c’est la grande désillusion. Elles prennent conscience des difficultés du personnel et des dysfonctionnements relatifs à l’organisation du travail. Cela engendre un sentiment de solitude car, malgré les visites de leur famille, elles ne sont pas satisfaites de la qualité des liens qu’elles entretiennent et n’ont que peu de contacts avec les autres résident·es, qu’elles voient comme une menace, une sorte de miroir grossissant de ce qu’elles pourraient devenir.

Enfin, j’ai nommé la dernière catégorie « s’abandonner ». Il s’agit des personnes les plus démunies socialement et économiquement. Celles que j’ai rencontrées vivaient principalement dans les établissements publics, gérés par un centre d’action sociale. Souvent, elles n’ont pas de famille ou sont en conflit avec elles. Pour parler de leur présence dans l’Ehpad, elles vont parler de « placement contre leur gré » et utilisent le vocabulaire carcéral car elles ne comprennent pas ce qu’elles font là. Elles vivent une expérience de réclusion et s’abandonnent à une vie institutionnelle, collective, qu’elles ne sont plus en mesure de critiquer, et évoquent très peu les contacts avec les autres.

Diriez-vous que la vie en Ehpad permet de bien vieillir ?

Cela dépend de la manière dont on a pu anticiper son entrée dans l’établissement. Plus on prend conscience de ses incapacités, plus on fait de démarches pour se renseigner ou visiter, plus on se prépare à la vie institutionnelle et collective, et mieux les choses se passent. Mais bien préparer son entrée en Ehpad, c’est aussi prendre conscience du fait qu’il s’agit de son dernier lieu de vie. Il faut donc prendre son temps, ce qui n’est en général pas ce qui se passe puisqu’on s’y installe souvent dans l’urgence. C’est le cas des personnes des deuxième et troisième catégories, majoritaires au sein de la population en Ehpad, qui le vivent mal. Ce qui rend encore plus indispensable la nécessité d’un véritable accompagnement social.

L’isolement des Ehpad lors du confinement a suscité beaucoup d’inquiétudes, et pas seulement d’un point de vue physique. La question du bien-être a de nouveau émergé, et pour cause : près d’un tiers des résidents « sont en situation de détresse psychologique, contre un quart des plus de 75 ans vivant à domicile (1) ». Croyez-vous à un après qui prendrait davantage en compte l’accompagnement psychosocial des résident·es, c’est-à-dire les soins liés à la continuité de la vie, au « care », plutôt qu’aux soins médicaux ?

La dépendance est organisée pour faciliter l’organisation du travail.

C’est un vœu ancien, formulé à la fois par les résident·es et leurs proches, mais aussi par les professionnel·les de santé. Dans les faits, mes recherches montrent des injonctions contradictoires. Sur les brochures, on va insister sur l’accompagnement à l’autonomie des personnes en Ehpad, alors qu’en réalité l’autonomie est loin d’être la norme. Au contraire, une dépendance totale et entière des existences est organisée pour une raison très simple : cela facilite l’organisation du travail. Une personne qui porte une protection exige moins de temps qu’une personne que l’on doit accompagner aux toilettes. Cette mise en dépendance n’est pas satisfaisante. Ni pour les personnes âgées ni pour le personnel, qui souffre de ne pas pouvoir passer plus de temps auprès d’elles.

Malheureusement, je ne crois pas que le confinement puisse véritablement faire changer le fonctionnement de ces établissements. Nous attendons toujours que de vraies mesures soient prises en termes de moyens humains, de formation et de budget. Le gouvernement a seulement annoncé vouloir distribuer des primes alors qu’il faudrait tout revoir : de l’organisation du travail aux modes de financement en passant par la dénomination même d’Ehpad – pour permettre une vraie revalorisation des métiers et un changement de regard sur les représentations sociales, très négatives, à l’égard de ces populations.

Les Ehpad représentent le dernier « chez-soi ». Un accompagnement à la fin de vie pour les résident·es (pas uniquement sur le plan somatique) et leur famille ne serait-il pas nécessaire, apaisant ? Quel est le rapport à la mort des personnes âgées ?

Celles avec qui je me suis entretenue en parlent très facilement et sans peur. En revanche, elles expriment une angoisse de l’agonie, d’une fin de vie qui se prolonge dans la souffrance. Au cours de mes entretiens, certaines ont même dit espérer mourir, mais dans leur lit, sans s’en rendre compte. Je n’ai pas interrogé les résident·es sur leur besoin d’un accompagnement spécifique, mais, ce que je peux dire, c’est que, bien que les Ehpad soient un lieu de fin de vie, la mort y est très taboue. Notamment pour le personnel, qui est très mal à l’aise avec ça, parce que la mort n’est pas intégrée dans notre société. Lorsqu’une personne décède dans l’établissement, par exemple, on va mettre une bougie avec une photo à l’accueil, mais on verbalise très peu. Avec le Covid-19, on ne laissait même plus les proches accompagner leurs aîné·es. Ce qui a permis de montrer et de rappeler, au sens anthropologique, que ne pas accompagner les mourant·es est une véritable catastrophe.

La raison du « mal mourir » en Ehpad serait-elle justement un manque d’accompagnement vers la mort, ou d’un prolongement de la vie, au risque de souffrir ?

Un peu des deux. Si les professionnels n’ont aucune formation sur ce que veut dire et ce qu’implique « mourir en Ehpad », que le sujet est tabou pour eux, et qu’ils n’accompagnent pas le mourant – que ce soit dans les actes soignants ou l’accompagnement –, ce manque de reconnaissance risque d’entraîner une forte appréhension. Cela mériterait de faire une véritable enquête, mais on peut dire qu’il est extrêmement négatif de ne pas du tout évoquer la mort, notamment dans le cadre d’un parcours psychosocial. Nous avons des formations très médicales sur le sujet, alors qu’il faudrait lui donner une dimension plus philosophique et socioanthropologique pour pouvoir en parler plus librement et soulager.

Valentine Trépied Sociologue.

(1) Selon l’enquête Care de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) du ministère de la Santé, réalisée en 2015 et 2016.

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