Épidémie d’exceptions législatives
Face aux restrictions des libertés, plus ou moins justifiées par l’urgence sanitaire, nos institutions ont été de piètres remparts.
dans l’hebdo N° 1613-1615 Acheter ce numéro
Pour Jean Castex, la cause est entendue. « Ce que nous devons par-dessus tout éviter, a déclaré le Premier ministre dans son discours de politique générale, c’est un retour à des formes strictes et larges de confinement, dont nous connaissons désormais le coût. » Le coût économique s’entend. Car le pouvoir ne s’est guère montré soucieux de l’impact sur les libertés fondamentales des mesures prises pour lutter contre la pandémie de Covid-19, sauf pour leurs effets sur la vie économique du pays.
Si le confinement généralisé imposé pouvait se justifier en l’absence de moyens de détection et de protection, la création précipitée d’un état d’urgence sanitaire dans notre droit est contestable. « Le code de la santé publique permettait de faire énormément de choses, avec un contrôle du Parlement », assurait dans nos colonnes Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’Homme, à l’instar de nombreux défenseurs des libertés publiques.
Au lieu de ça, le gouvernement a multiplié les dispositifs d’exception : suspension de la plupart des libertés fondamentales (libertés d’aller et venir, de réunion, de manifestation, d’entreprendre, de culte ou de mener une vie familiale normale) et des pouvoirs du Parlement, réduction des droits des justiciables… Face à cette déferlante, nos garde-fous institutionnels se sont révélés de piètres remparts.
Le Parlement tout d’abord. En formation très restreinte – deux élus par groupe –, sénateurs et députés ont accepté d’examiner et de valider à la va-vite une « loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 » qui les dessaisissait en habilitant le gouvernement à légiférer par ordonnances. Transmise par le conseil des ministres le 18 mars au Sénat, cette loi était définitivement adoptée le 22 mars et allait générer une soixantaine d’ordonnances dans les domaines les plus divers. Or tous les juristes le disent : l’urgence réduit la qualité du travail parlementaire et sa capacité d’agir en contre-pouvoir.
L’Assemblée nationale ne s’est pas montrée très sourcilleuse dans le contrôle de l’action gouvernementale.
Par la suite, les parlementaires, plus particulièrement le Sénat, ont montré « un peu de résistance sur les délais, pas beaucoup sur le fond », note Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à l’université Paris ouest-Nanterre. Le prolongement de l’état d’urgence sanitaire a été ramené du 23 au 10 juillet. Mais les parlementaires ont accepté que la loi du 9 juillet « organisant la sortie de l’état d’urgence » instaure jusqu’au 30 octobre (le gouvernement souhaitait le 10 novembre) ce que Stéphanie Hennette-Vauchez caractérise comme « un état d’urgence innommé » puisque « d’importants pouvoirs de restriction aux libertés fondamentales demeurent pour le Premier ministre, le ministre de la Santé et les préfets ». Maintenu aussi le régime de sanction extrêmement sévère et massivement dérogatoire au droit commun inventé par la loi du 23 mars. Cette pseudo-sortie n’est pas sans présenter des analogies avec la fin de l’état d’urgence mis en place après les attentats de 2015 : reconduit six fois, il n’a été levé en 2017 que lorsque quatre de ses dispositions centrales ont été insérées dans le droit commun par la loi Sécurité intérieure.
Peu performante dans sa fonction législative, l’Assemblée nationale ne s’est pas montrée très sourcilleuse dans le contrôle de l’action gouvernementale en confiant la présidence de sa mission d’information sur l’impact, la gestion et les conséquences de l’épidémie à un fidèle macronien, Richard Ferrand, qui en a conduit toutes les auditions.
Le Conseil d’État s’est lui aussi révélé un protecteur peu exigeant. Très sollicité en sa qualité de juge administratif suprême, il a traité quelque 200 recours. Mais « il leur a très peu fait droit », observe Stéphanie Hennette-Vauchez. Son raisonnement a souvent donné crédit au gouvernement d’un certain nombre d’annonces au lieu de juger une réalité tangible ».
Il est vrai que le mauvais exemple venait des gardiens de la Constitution. En parallèle à la loi du 23 mars, le gouvernement a fait adopter en quatre jours une loi organique pour suspendre les délais de transmission des questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Bien que la Constitution stipule dans son article 46 qu’un projet de loi organique « ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l’expiration d’un délai de quinze jours après son dépôt », le Conseil constitutionnel a argué des « circonstances particulières » pour déclarer cette loi constitutionnelle. Un précédent dangereux.