Hiérarchie policière : la racine du mal ?

Politique du chiffre, bureaucratie, désertion du terrain… L’organisation au sommet de la pyramide et ses liens avec le politique sont un élément majeur des problèmes de la police.

Nadia Sweeny  • 15 juillet 2020 abonnés
Hiérarchie policière : la racine du mal ?
Le préfet de police de Paris Didier Lallement, le 28 janvier. n
© Jerome Gilles/NurPhoto/AFP

L e poisson pourrit par la tête », dit le proverbe chinois. Dans la maison police, ce pourrait être le haut de la pyramide. Très hiérarchisée, cette institution se divise en trois grands corps : en bas, les gardiens de la paix et gradés, la « base ». Au dessus, les officiers, puis les commissaires.

Les préfets de police, eux, sont nommés par le pouvoir, directement rattachés au ministre de l’Intérieur et révocables à tout moment. Ils sont chargés de faire appliquer les directives politiques. De bas en haut, chacun doit « satisfaire » son supérieur.

Mais la pyramide est en crise, traversée par plusieurs fractures. D’abord au sein des équipes, entre fonctionnaires de terrain et ceux des bureaux. « Beaucoup touchent une prime de risque, ont une arme, donnent des ordres aux autres alors qu’ils ne mettent jamais un pied dehors », se désole Christian Mouhanna, directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip).

Résultat de la loi de 1995 dite des « corps et carrières », qui a fusionné les anciens inspecteurs (en civil) et les officiers de paix (en tenue), et créé une armada de petits chefs bureaucratisés.

Alors, le fossé se creuse et impacte directement la mission des policiers. Celle-ci se décide à trois niveaux, du haut vers le bas : politique, stratégique et opérationnel. « Tout est défini par le politique, loin du terrain ; puis la hiérarchie veut faire plaisir au politique : elle met en place des plans désincarnés ; enfin, le policier de terrain doit faire face à toutes les contradictions et se débrouiller avec ça », lâche Christian Mouhanna. Pour lui, la seule mission vraiment claire est celle du chiffre.

Des primes à la performance qui frôlent l’indécence

Depuis le passage de Nicolas Sarkozy Place Beauvau (2002-2004 puis 2005-2007), la maison est une sorte d’« entreprise » fondée sur la performance. Le directeur de cabinet du ministre Sarkozy, Claude Guéant – condamné depuis à deux ans de prison pour avoir participé au détournement de 210 000 euros de la caisse de frais d’enquête des policiers –, « était un obsédé du coût et des statistiques, se souvient un commissaire désormais à la retraite. C’est lui qui a mis en place la politique du chiffre et les primes à la performance. Un vrai virage ! »

L’objectif des policiers est donc désormais défini à l’avance par des indicateurs chiffrables – faits élucidés, gardes à vue, etc. – dont le nombre varie d’une année à l’autre. « On dit aux policiers : cette année, vous devez attraper 27 cambrioleurs ; si vous n’en trouvez que 24, ce n’est pas bon. C’est complètement idiot ! » s’étouffe Christian Mouhanna.

Ce système, outre qu’il ne correspond pas aux réalités de terrain, « discrédite la hiérarchie intermédiaire, qui se retrouve à faire appliquer des politiques du chiffre stupides ». Pour satisfaire leurs chefs, les policiers en sont donc rendus à la stratégie du « saute-dessus » : arrêter plusieurs auteurs de délits mineurs, faciles à cibler, plutôt que de démanteler des réseaux plus importants.

> lire : portrait de Dylan, en police secours : « J’ai l’impression de ne servir à rien. »

« Quatre petits dealers remplissent plus de cases qu’un gros », admet un commissaire. Or les cases sont précieuses : elles déclenchent le transfert de primes et servent à la notation annuelle qui oriente l’évolution de carrière.

Ces primes ont revêtu plusieurs aspects officieux ou officiels. Mais, depuis 2010, c’est une « indemnité de responsabilité et de performance », divisée en deux parties. L’une, fixe, intégrant le salaire des fonctionnaires et variant en fonction de l’échelon et du grade. L****es sommes, fixées par l’arrêté du 8 janvier 2011, oscillent entre 12 000 euros par an pour un commissaire et 29 000 pour un directeur de service central

Cette partie fixe est multipliable par deux en fonction de l’« évaluation individuelle et de la manière de servir », d’après le ministère de l’Intérieur (1), ainsi que du classement du poste – décidé par décret. C’est la part variable. Un directeur de service central dont le poste est classé « très difficile » et qui a rempli toutes ses « cases », peut espérer toucher un peu moins de 29 000 euros de prime annuelle.

Ça permet au politique de s’acheter la loyauté des grands directeurs de la police nationale, conclut Christian Mouhanna.

En bas de l’échelle, les policiers de terrain peuvent espérer quelques centaines d’euros au titre d’une prime collective, répartie selon le bon vouloir de leur direction. Peu étonnant que les policiers aient l’amère impression de ne servir qu’à la carrière de leur hiérarchie et, par ricochet, à l’image des politiques. Bien loin des besoins réels du citoyen.

> lire : portrait d’Olivier, membre de la BAC : « La haute hiérarchie, c’est “ma gueule” avant l’intérêt commun.»

Le livre blanc de la sécurité intérieure, qui aurait dû être rendu public avant le départ du gouvernement Philippe, doit lancer une grande réforme. Mais des signaux peu encourageants apparaissent. « On voit bien que les discussions s’arc-boutent sur la coordination public-privé », s’inquiète un gradé associé aux réflexions autour du livre blanc. Par ailleurs, le profil du nouveau taulier de la Place Beauvau ne rassure pas non plus. Gérald Darmanin est un fidèle sarkozyste. Son directeur de cabinet, Stéphane Bouillon, avait déjà dirigé celui de son prédécesseur… un certain Claude Guéant.

(1) En réponse à une question écrite au gouvernement en 2018.

Société Police / Justice
Publié dans le dossier
Où va la police ?
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