Inde : Le virus de la faim
Alors que la pandémie redouble, le gouvernement déconfine depuis le 1er juin, pressé de relancer l’économie. Mais la malnutrition explose, révélant une insécurité alimentaire structurelle.
dans l’hebdo N° 1611 Acheter ce numéro
U n creux historique » : c’est ainsi que les prévisions du Fonds monétaire international (FMI) qualifient la contraction de l’économie indienne, qui devrait connaître une « “nette récession” de 4,5 % en 2020 ». La crise économique liée au confinement a propulsé au moins 40 millions de travailleurs au salaire journalier, sans épargne ni garantie sociale, sous le seuil de pauvreté. Les critiques concernant l’accessibilité des rations de nourriture, conditionnées à une vérification d’identité et de domiciliation, fusent. « La disponibilité alimentaire a été réduite de 70 % pour l’ensemble de ces populations », résume Jean-Joseph -Boillot, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), dans un entretien publié sur le site de l’institut. En réaction, le -gouvernement indien multiplie les annonces : transferts de cash (tous ces précaires n’ont pas de compte bancaire) et prolongation jusqu’en novembre d’un plan d’aide alimentaire qui « fournit 5 kg de “ration” [céréales] et 1 kg de “dal” [lentilles] à 800 millions de personnes par mois », se félicitait le Premier ministre, Narendra Modi, dans son discours à la nation, mardi 30 juin.
Paradoxe, les greniers de l’Inde sont pleins à craquer : ils contiennent près de quatre fois plus de céréales que nécessaire (21 millions de tonnes). Ce qui conduit le professeur Himanshu, enseignant en économie à l’université Jawaharlal Nehru et au Centre des sciences humaines (CSH) de Delhi, à relativiser : « Ces dépenses restent mineures si l’on considère que le -gouvernement est assis sur un énorme stock de grains ! » Difficile de saisir l’ampleur des impacts de la crise sanitaire. L’étude, non exhaustive, de l’université privée Azim Premji, publiée début juin, est cependant alarmante : « 77 % des foyers [sur 5 000 interrogés] consomment moins de nourriture, 77 % des foyers dits vulnérables ont pu avoir accès à des rations et 49 % ont reçu des transferts d’argent. »
La Robin Hood Army est une association caritative implantée dans plus d’une centaine de villes indiennes, dont les bénévoles collectent les surplus alimentaires de la restauration pour les distribuer aux plus démunis. En charge de la partie sud de Delhi, Manish Kumar Sah constate une forte hausse des demandes depuis le confinement : « Même les personnes relativement aisées sont dans le besoin. D’autres qui pouvaient se débrouiller en comptant sur des réseaux de solidarité communautaires ont été fragilisées par la durée du confinement. » L’ONG se retrouve, elle aussi, en difficulté. « D’habitude, ce sont les restaurants ou les entreprises qui produisent les repas scolaires que nous distribuons. Aujourd’hui, les dons ont chuté alors que la demande a explosé. Et, par souci de sécurité, nous avons moins de bénévoles, explique Manish Kumar Sah. Et il y a encore beaucoup de gens qui passent entre les mailles des aides publiques. » Le système de distribution publique (PDS) indien se fonde sur les chiffres de 2011, date du dernier recensement national, pour attribuer les aides, notait le média Scroll.in en avril. Ainsi, au moins 100 millions de personnes qui devraient bénéficier des rations de nourriture en raison de leur précarité en sont privées.
Le Pr Himanshu va plus loin encore dans sa critique des dispositifs gouvernementaux : « Un tiers de la population passe à côté de ces aides. L’universalisation du système de distribution publique pourrait certainement remédier à cela ; d’ailleurs, le gouvernement évoque une carte de rationnement unique, mais, malheureusement, elle serait elle aussi soumise à l’identification biométrique Aadhaar (1). Et, dans tous les cas, le déploiement de ce dispositif dans beaucoup d’États ne devrait pas s’achever avant mars 2021. Ce sera trop tard. »
Le confinement a commencé au moment des récoltes d’hiver ; dès les premiers jours, le gouvernement l’a donc assoupli pour le secteur agricole. « Mais dans la pratique, à l’échelle locale, des dysfonctionnements ont évidemment eu lieu, précise Bruno Dorin, économiste au CSH et au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). La police a pu faire du zèle, les agriculteurs avaient peur d’aller aux champs ou de circuler, les marchés manquaient de personnel ou de sacs en toile de jute pour stocker les productions. » Un désastre pour les produits frais, vite périssables : des citernes de lait déversées dans la rivière, des tonnes de tomates qui pourrissent dans les camions… Le confinement a rompu les chaînes d’approvisionnement, forçant certains agriculteurs, déjà endettés, à écouler leurs articles à prix dérisoire ou à les jeter, parfois en signe de protestation. « Le prix du poulet, par exemple, a été divisé par dix », témoigne le chercheur.
À l’évocation du coût de la pandémie, Aman Kholi, vendeur de fruits depuis près de vingt ans sur l’un des plus gros marchés d’Asie, au nord-ouest de la capitale, s’exclame : « Nous avions beaucoup de marchandises dont nous ne pouvions pas assurer les coûts de conservation. On a essayé la vente en ligne, car les horaires du marché ont été réduits et les clients étaient réticents à l’idée de se déplacer ; on a cependant dû jeter plus de 25 % de notre stock. » Il évoque avec regret les mangues -bloquées au sud du pays ou encore le thé qui ne peut plus être exporté. Pour Bruno Dorin, le problème se pose dès les champs -eux-mêmes : « Les grains, aussi abondants soient-ils, n’assurent pas une alimentation équilibrée ! Le vrai problème, c’est le déséquilibre des productions indiennes en termes nutritionnels », précise-t-il, en rappelant que la Révolution verte était « avant tout la révolution du blé et du riz ».
La Révolution verte remonte à la fin des années 1960. Son objectif était d’assurer l’auto-suffisance céréalière de l’Inde pour faire face au triplement de sa population en soixante ans. Mais le système est à bout de souffle. « Avec une telle croissance démographique et la stagnation d’autres productions, la disponibilité en légumineuses par habitant a été divisée par deux, alors qu’elles sont des compléments indispensables dans des assiettes à dominante végétarienne. Aujourd’hui, bien que l’Inde soit le premier producteur de légumineuses, elle en est aussi le premier importateur », souligne Bruno Dorin, avant d’évoquer la hausse du prix des fruits et légumes, « produits de luxe pour les plus pauvres ». En 2019, l’ONU notait que 194 millions d’Indiens souffraient de sous-nutrition_. « La Révolution verte a en fait été une révolution des glucides – céréales et canne à sucre –, ce qui fait progresser le surpoids et l’obésité depuis des années »,_ ajoute le chercheur.
Quand un pays spécialise son agriculture pour s’industrialiser et profiter d’économies d’échelle, les fermes doivent s’agrandir et se robotiser pour augmenter le revenu par cultivateur. Mais, en Inde, la croissance démographique a rongé la taille des exploitations. « La surface moyenne des fermes a atteint 1,2 hectare en 2010, contre 55 hectares en France, détaille Bruno Dorin. Pour maintenir ses revenus, le paysan indien est contraint d’augmenter les rendements avec ce qui est subventionné et encouragé par les pouvoirs publics, les industriels et la science : semences, matériel onéreux, pesticides, etc. » Depuis des années, les suicides de fermiers accablés par l’endettement alarment, sans que l’attribution des subventions soit réorientée. Monocultures hydrophiles et recours massif aux engrais (l’Inde en est le troisième utilisateur mondial) : la Révolution verte est une catastrophe écologique.
Chittranjan Dubey, cofondateur -d’Extinction Rebellion Inde, décrit un « cercle vicieux » : « Inondations, cyclones, sécheresses, invasion de criquets pèlerins… Les effets du changement climatique et la crise écologique créent aussi de la pauvreté ! s’exclame l’homme de 37 ans. L’Inde subit déjà de nombreuses pandémies comme le chikungunya ou la dengue. C’est l’activité humaine sur la nature qui a favorisé le coronavirus. Pourtant, dans les discours, je n’entends que très peu de volonté de protéger l’environnement »,s’impatiente-t-il. « On n’a pas arrêté de s’extasier sur la clarté du Gange ou d’encenser la réduction de la pollution urbaine pendant le confinement. Mais, dans tout l’argent dépensé, rien n’est alloué à l’écologie, alors que ce serait beaucoup plus efficace, sur le long terme, pour résoudre les problèmes d’insécurité alimentaire et -sanitaire. »
(1) Lancé en 2009, ce programme attribue un numéro d’identité à la quasi-totalité de la population indienne, en y associant les données des empreintes digitales ou de l’iris. Ce mode d’identification est désormais requis pour percevoir les pensions de retraite ou bénéficier d’une subvention alimentaire.