« La raison d’être de la police n’est pas enseignée »

L’ancien policier Jean-Michel Schlosser, devenu sociologue, plaide pour une formation des gardiens de la paix plus ouverte et se poursuivant tout au long de leur carrière.

Romain Haillard  • 22 juillet 2020 abonné·es
« La raison d’être de la police n’est pas enseignée »
Les diplômés de l’école nationale de police de Nîmes lancent leur casquette en l’air lors de la remise des diplômes, en septembre 2016.
© PASCAL GUYOT/AFP

L ’intérêt bien compris d’une démocratie commande d’élever le niveau de la police et non de l’abaisser », déclarait en 1914 Célestin Hennion, préfet de police de Paris. Alors, que devrions-nous inculquer à nos policiers ? Pour Jean-Marie Schlosser, docteur en sociologie, la formation actuelle fait fausse route. Chercheur associé au Cerep et au Cesdip (1), il a soutenu une thèse sur la formation initiale et continue des policiers des années 1960 à aujourd’hui.

Jean-Marie Schlosser a lui-même été élève-policier, inspecteur, puis formateur en école pendant quatorze ans, avant de prendre sa retraite en 2014. Il déplore un manque d’ouverture des écoles de police, surtout aux sciences humaines. L’histoire, la philosophie et la sociologie – notamment de la délinquance et de la police – sont absentes des contenus pédagogiques. Au risque, pour les jeunes recrues, de sortir de ces établissements avec un esprit peu enclin à la nuance et réfractaire à l’autocritique… Et donc d’être mal préparés à la complexité du terrain.

La formation donne-t-elle aux futurs policiers une définition de leur rôle et de leur mission ?

Jean-Marie Schlosser : Non, il n’y a pas de définition claire du métier. Un peu chez les commissaires, peut-être, mais pas chez les gardiens et les officiers. Les formateurs leur présentent les différents services, mais la philosophie générale de la police n’est pas abordée. Nous devrions renforcer la formation à ce niveau, et aussi enseigner l’histoire de la police. Il y a eu quelques cours par-ci par-là certaines années, mais jamais de manière pérenne. En parallèle d’une présentation de la police, de ses missions organisationnelles, de sa structure et de sa place dans l’administration, il devrait y avoir un enseignement de la philosophie de la police, de sa raison d’être.

À lire notre dossier complet dans Politis 1612 : « Où va la police ? »

Et la suite dans Politis 1613-1614-1615 :
Une déficience de la formation bien connue
Quand la maison enquête sur la maison

Témoignages : Ce que serait une « bonne » police
Police et jeunes : l’exemple à suivre

Les travaux sur la sociologie de la police se sont multipliés. Une place leur est-elle accordée en cours ?

Aucune : la sociologie et les sociologues sont des épouvantails pour les policiers ! Mes ex-collègues me demandent ainsi comment j’ai pu passer « de l’autre côté ». Le sociologue va chercher la petite bête, il va tenter de lever le voile, de faire entendre des choses difficiles à encaisser parfois. Souvenons-nous de cette phrase de Manuel Valls sur la sociologie : « J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé. » Beaucoup de policiers pensent la même chose. La sociologie dédouanerait le voyou. Le sociologue serait à 15 000 lieues de la réalité, penserait hors sol, contrairement au policier de terrain. Ce manque d’ouverture se traduit en une incapacité à l’autocritique.

L’article 122-4 du code pénal pose le devoir de désobéir à un ordre illégal. Le discernement et la désobéissance sont-ils abordés, malgré l’importance accordée aux ordres et à la hiérarchie ?

L’élève policier sait que la possibilité de s’opposer à un ordre illégal existe, mais ce n’est enseigné que sous l’angle du droit. Il est juste de le faire, mais il faudrait aussi une autre sensibilité pour ouvrir la discussion. Là réside pour moi le défaut de la formation initiale. Globalement, c’est une formation complète sur le plan professionnel. Le problème, c’est que tout est fait à partir du droit en vigueur. Ça donne des policiers aux raisonnements binaires, formatés par ce dualisme : ça, c’est bien ; ça, c’est mal. Les zones grises, où le doute et la réflexion devraient s’immiscer, sont ignorées.

La sociologie et les sociologues sont des épouvantails pour les policiers !

Depuis les attentats de 2015, des décrets et arrêtés successifs ont réduit la durée de la formation en école de police – jusqu’à onze semaines en moins. Cela empêche-t-il d’innover ?

Oui, et la situation ne va pas s’améliorer. Les réductions dont vous parlez n’étaient que temporaires. Elles répondaient à l’urgence de renforts sur le terrain. La formation de douze mois est passée à dix mois et va bientôt tomber à huit mois. Or ce changement va devenir permanent et pourra affecter les temps d’ouverture vers l’extérieur. Les cadres d’école, en effet, ont un quota d’heures qu’ils peuvent utiliser pour faire venir des personnes externes à l’institution. Dans ce cadre, je suis intervenu à l’École nationale de police (ENP) de Reims, quand je n’étais plus policier. Je donnais des conférences sur les zones urbaines sensibles, pour donner à comprendre les banlieues d’un point de vue sociologique. Cette formation tronquée ne laissera plus de place à ce genre -d’initiative.

En revanche, le stage qui suit la formation en école va passer de douze à seize mois. Sur le papier, c’est bien de rallonger le stage, mais nous savons pertinemment qu’un gardien stagiaire, dans sa première affectation, ne va pas être formé : il va travailler immédiatement. Lorsque des élèves arrivent en Seine-Saint-Denis, on imagine mal un brigadier donner des cours tandis que ça flambe à côté. C’est de la poudre aux yeux.

Un rapport parlementaire étrille la formation continue : 88 % des policiers jugeraient insuffisant le temps qui lui est consacré. -Partagez-vous cet avis ?

La formation continue est inexistante. La demande accrue de disponibilité opérationnelle et le manque d’effectifs désincitent les chefs de service à laisser partir leur personnel en formation. Une autre faiblesse réside dans l’inadéquation avec les besoins du terrain. Par exemple, des policiers voudraient davantage de formations sur les stupéfiants, mieux connaître les produits, etc, mais la direction va impulser telle ou telle formation sans s’intéresser à leurs envies. Ainsi, il y a deux ou trois ans, tout ce qui concerne les violences conjugales et intrafamiliales est devenu un sujet majeur, et l’essentiel de la formation a été axé là-dessus. Attention, je ne dis pas que ce sujet n’est pas important ! Mais on a oublié le reste.

Sur le terrain, une vieille rengaine est adressée aux jeunes policiers : « Oublie tout ce qu’on t’a appris à l’école. » Est-ce une réalité ?

Il ne faut pas tout jeter dans la formation. Les formateurs estiment à cinq années la validité du bagage transmis pendant le temps passé à l’école. La société change très vite, la délinquance évolue. Pour cette raison, raccourcir la durée d’enseignement initial n’est pas une idée complètement sotte. Les policiers reçoivent des bases indispensables afin d’intégrer un service rapidement. Mais il faudrait accompagner leur carrière d’une solide formation continue.

Et renforcer l’esprit critique des jeunes recrues dès le passage en école ?

Nous sommes dans une société criminologique plus complexe qu’avant. Il y a quarante ans, quand je suis entré dans la police, c’était plus simple, le raisonnement binaire « voyou contre“bon peuple” » pouvait fonctionner. Aujourd’hui, les jeunes gardiens de la paix sont envoyés en première ligne sur des problèmes qu’ils ne peuvent pas résoudre. S’ils en comprenaient mieux l’origine, je ne dis pas que le pavé sur la gueule ferait moins mal, mais ils aborderaient la situation d’une manière différente.

(1) Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations et Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales.

Société Police / Justice
Temps de lecture : 7 minutes

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