Le passé colonial à l’école, une histoire estropiée
L’enseignement de la mémoire coloniale de la France est devenu un enjeu dans les années 1980-1990, mettant les historiens et l’institution scolaire au centre d’une bataille politique.
dans l’hebdo N° 1611 Acheter ce numéro
Les débats récents sur le déboulonnage des statues ont fait ressurgir le passé colonial comme l’un des facteurs explicatifs du racisme structurel. Cette réflexion s’accompagne de l’idée qu’il y aurait des impensés, voire des occultations de pans entiers de l’histoire dont l’école se ferait complice. De la sorte, les atteintes aux statues ou noms de rue à la gloire des colonisateurs peuvent être comprises comme des réappropriations populaires et citoyennes d’un passé spolié autant que comme des interpellations sur la prégnance du racisme en France.
Ces débats sur l’histoire et la mémoire coloniale ne sont pas nouveaux. Ils remontent aux années 1990, moment saillant de résurgence politique et médiatique du passé algérien de la France mais aussi de la mémoire de l’esclavage, les deux permettant de poser la question de la permanence d’un racisme anti-Noirs et anti-Arabes dans la société française. L’année 2005, celle des révoltes dans les quartiers populaires français, a sans doute été le moment clé de mise en avant de ces héritages coloniaux. Quelques mois avant ces événements, le 23 février 2005, la loi dite Mekachera consacrait un article à « l’enseignement des aspects positifs de la présence française outre-mer ». Cet article avait provoqué un tollé tant chez les historiens, qui dénonçaient une mainmise politique sur l’autonomie de la recherche, que chez les enseignants et les militants antiracistes. Et il y avait de quoi : cela faisait bien longtemps que les recherches historiques avaient acté que la trilogie « les routes, les hôpitaux, les écoles » comme preuve d’une colonisation « positive » ne servait qu’à nourrir les nostalgies d’une droite dure pour son empire perdu. Cet article, retoqué par le Conseil constitutionnel et donc jamais appliqué, avait médiatisé la question de l’enseignement du passé colonial et, comme souvent, l’histoire scolaire s’était retrouvée au pilori des jugements péremptoires sur ses défaillances, chacun y allant de ses souvenirs d’écolier et de ses expertises de comptoir sur ce qu’il faudrait enseigner et comment.
Vitalité de l’histoire
Pour son numéro anniversaire (60 printemps tout de même !), la revue Le Mouvement social s’ouvre au questionnement des formes alternatives d’écriture de l’histoire. Dans un contexte de vitalité, voire d’élargissement des publics pour l’histoire, mais aussi de captation de ce succès public par des non-historiens aux biais idéologiques réactionnaires bien documentés, que font, que peuvent faire les historiens et historiennes ?
Les articles du numéro explorent diverses expérimentations de l’écriture historique, différents métissages : bande dessinée, littérature, théâtre, cinéma, documentaire, web application, réseaux sociaux.
Ce faisant, ils posent les questions, profondément politiques : pour qui, comment et où les historiens écrivent-ils ? Jusqu’à quand reste-t-on historien en sortant des laboratoires, des ouvrages ou des revues académiques ? Autant de questions et de débats qui témoignent de la vitalité de cette discipline.
Écrire autrement ? L’histoire sociale en quête de publics, Le Mouvement social, n° 269-270, La Découverte, 32 euros.
Dans les manuels scolaires de l’époque, les pages consacrées en histoire, et plus encore en géographie, à la colonisation sont nombreuses (18 pages sur la conquête de l’Algérie dans le Malet et Grillet de terminale de 1921 !) et on y détaille par le menu le classement des races de l’humanité, les faits de gloire des colons, mais aussi les résistances des « héros » indigènes comme Abd El-Kader en Algérie. Il est également fait mention des exactions coloniales, en particulier dans le programme de philosophie des années 1920, qui évoque une « cruelle et épouvantable histoire » mais présente celle-ci comme nécessaire, au nom de la « morale sociale », ce qui donnera d’ailleurs ce sujet de baccalauréat en 1927 à Lyon : « la morale sociale et la notion de race ».
Cette matrice de l’enseignement du passé colonial reste quasiment inchangée jusqu’aux années 1980, même si la fin de la Seconde Guerre mondiale pose de manière aiguë la question de la responsabilité de l’école dans la banalisation du racisme et si de nombreux historiens s’alarment des effets de l’enseignement d’une hiérarchie des races.
Les archives de confection des programmes montrent que l’enseignement de l’histoire coloniale n’a commencé à devenir une préoccupation que quand cette histoire s’est ouvertement corrélée à celle du racisme et de l’immigration (1). C’est en effet au début des années 1980, moment de forte politisation de la question de l’immigration postcoloniale en France (Marche pour l’égalité et contre le racisme, par exemple, en 1983), que l’institution scolaire s’interroge sur l’opportunité de mobiliser le fait colonial comme un moment de réflexion sur les droits de l’homme, la multiplicité des cultures et le racisme. Les premières organisations de militantisme mémoriel y travaillent aussi en poussant à la reconnaissance des crimes commis par la France et en exerçant une pression régulière sur les programmes d’histoire, comme en témoignent les centaines de courriers reçus au ministère de l’Éducation.
C’est parce que le fait colonial se charge ainsi de nouvelles finalités morales et civiques qu’il passe sous surveillance politique et que toute réécriture donne lieu à des controverses publiques.
Où en est-on aujourd’hui dans les programmes ? Précisons-le d’emblée : il n’y a d’orientation ni « positive » ni « négative » de l’histoire coloniale, du moins dans les textes officiels. De même, les critiques à apporter sont d’un autre ordre que celles consistant à aller traquer les non-dits ou le tabou. S’il y a certes des absences (innombrables), ces dernières ne sont ni plus ni moins nombreuses que pour les autres thèmes. Les choix qui sont faits dans les programmes d’histoire génèrent toujours plus de frustrations que de contentements, c’est le jeu. En revanche, le montage général et ses présupposés doivent être interrogés.
L’européocentrisme des programmes est la principale critique à effectuer. Il impose le point de vue dominant des Européens, comme l’illustre l’indéboulonnable formule de « Grandes Découvertes », et rend difficile la restitution de l’historicité propre des populations indigènes, la plupart du temps étudiées à travers les yeux des Européens (d’où l’énorme succès dans les manuels des images de propagande coloniale). Cet européocentrisme conditionne également une chronologie européenne des faits et nie le rapport au temps des sociétés conquises. Une chronologie dans laquelle s’insèrent volontiers la colonisation puis la décolonisation, comme un mouvement de flux et de reflux, mais qui minore la « situation coloniale », c’est-à-dire ce temps de cohabitation imposé par un rapport de domination raciale et des politiques discriminatoires. Ce point de vue interdit donc toute histoire « à parts égales (2) ».
L’autre grande critique propre à l’histoire scolaire est celle de la modélisation, c’est-à-dire le fait de considérer que l’étude d’un seul cas permet sa généralisation à tous les autres. En l’occurrence, c’est ici l’Algérie qui est le plus souvent étudiée, alors que les historiens en ont montré le caractère exceptionnel. De même, on considère que l’histoire d’un massacre colonial justifie d’évoquer rapidement ou de ne pas voir du tout les autres (le 17 octobre 1961 plutôt que le 8 mai 1945, par exemple).
Enfin, la critique la plus importante est inhérente au récit scolaire, qui peine à intégrer le fait colonial comme élément constitutif d’une histoire mondiale. Les chapitres sur la colonisation, qu’ils soient liés à la traite transatlantique ou aux colonisations-décolonisations, apparaissent comme déliés d’un récit commun, sorte d’avenants au contrat, doubles pages dans les manuels auxquelles on consacrera deux ou trois heures dans l’année. L’exemple le plus parlant est peut-être celui des « adaptations » en outre-mer, où l’on demande d’insister sur l’histoire locale, comme si cette histoire n’était que celle de ces territoires et non la nôtre. Comment imaginer alors que cette approche construise l’évidence des héritages coloniaux dans la société contemporaine ? Réduit à l’état de passage obligé dans un programme, le fait colonial n’est qu’une partie de l’inventaire des moments historiques à parcourir dans sa scolarité, alors qu’il est en réalité constitutif de notre modèle économique ou du fonctionnement de la société. On ne peut dès lors que comprendre les gestes de colère et de réappropriation d’une histoire non pas occultée mais estropiée, parce que confinée aux marges du grand récit.
(1) Voir Dans la classe de l’homme blanc. L’enseignement du fait colonial des années 1980 à nos jours, Laurence De Cock, Presses universitaires de Lyon, 2018.
(2 L’Histoire à parts égales, Romain Bertrand, Seuil, 2011.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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