Le passé n’est pas un territoire réservé, ni la mémoire des tirailleurs sénégalais
Critiqué dans une tribune d’Armelle Mabon, Pascal Blanchard, historien des colonialismes, lui répond, en soulignant que, sur le fond, les divergences sont mineures, et que tout le monde s’accorde à dire que Thiaroye fut bien un massacre de tirailleurs par l’armée coloniale française.
Dans un premier « billet » publié le 3 juillet sur son blog sur Mediapart et publié de nouveau sur le site de Politis sous un titre sans équivoque « Thiaroye 1944 : l’histoire falsifiée des tirailleurs sénégalais », Armelle Mabon conteste la manière dont un texte traite des répressions et massacres de tirailleurs sénégalais à Thiaroye dans une exposition qui vient d’être présentée à Chasselay (près de Lyon), lieu de massacre de tirailleurs sénégalais en juin 1940, où était organisée une cérémonie officielle le dimanche 21 juin 2020. Par ses attaques, elle laisse penser que nous sommes des révisionnistes, des falsificateurs et des manipulateurs de l’histoire. Les lecteurs le comprendront, dans le contexte actuel où la question coloniale est au cœur de nombreux enjeux, de telles attaques ne peuvent rester sans réponse. De même, la véritable campagne que lance Armelle Mabon dans plusieurs médias mérite que l’on consacre un peu de notre temps de chercheur pour éclairer le lecteur. Tout cela n’est guère essentiel, je vous l’accorde, mais il m’a semblé important d’éviter tout malentendu et surtout de laisser au final le lecteur de _Politis seul juge des faits qui lui sont présentés et de la démarche peu coutumière d’Armelle Mabon, plus proche de l’Inquisition que du travail de l’historienne.
Tout d’abord, une précision, cette exposition a été réalisée par une équipe scientifique après des mois de recherches et de rédaction, et elle a reçu un large écho. Une exposition, rappelons-le, qui ne traite pas de Thiaroye – le territoire réservé d’Armelle Mabon –, mais des événements de Chasselay et du massacre par les Allemands en juin 1940 des tirailleurs sénégalais et de leurs officiers.
Il m’a semblé important d’apporter quelques explications sur ce texte d’Armelle Mabon, l’un des billets plus « recommandés » du moment sur le site de Mediapart, en tant que coordinateur de la dite exposition et au nom de toute l’équipe de chercheurs et de spécialistes qui ont travaillé depuis une année sur ce projet. Retour sur les faits… et sur une méthode peu académique pour parler du passé, pour faire de l’histoire et pour contribuer au débat sur le passé colonial.
L’histoire de Thiaroye est une histoire douloureuse (qui remonte à 1944) et un crime majeur de l’histoire coloniale et de l’histoire de France, il ne nous semble pas pertinent et judicieux d’en faire une arme de combat dans des querelles d’historiens. Armelle Mabon a des comptes à régler, elle a quelques animosités contre l’équipe qui a fait cette exposition, mais tout cela ne peut justifier ce travestissement et de telles accusations des faits.
Le texte que « dénonce » Armelle Mabon s’inscrit dans une exposition plus vaste qui traite de l’histoire des tirailleurs sénégalais et des massacres de mai-juin 1940 par les Allemands, et qui replace dans son contexte ce récit en amont des événements et bien entendu sur les prolongements de cette histoire, avec le récit sur les camps de prisonniers pendant la guerre et les décolonisations, et dans ce cadre les répressions-massacres-événements de Thiaroye en 1944 dans un panneau au titre explicite « Démobilisations, répression et conflits coloniaux ». De fait, pour l’équipe scientifique qui a travaillé sur cette exposition, il aurait été impensable de rendre hommage (en présence de la secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées) aux combattants tués en juin 1940 sans parler de la globalité des événements dans cette exposition, et notamment de ceux de Thiaroye. C’est ce qui a été fait.
L’histoire et le passé n’appartiennent à personne
Que nous reproche Armelle Mabon ? De ne pas écrire l’histoire telle qu’elle voudrait qu’elle soit écrite. Outre que la liberté de l’historien s’accompagne du droit de critiquer entre chercheurs des analyses proposées, la critique est tout à fait normale. Ce qui l’est moins, c’est de ne pas donner toutes les clés de compréhension de cette attaque sur la manière dont Thiaroye est présenté dans l’exposition. Car, en fin de compte, ce que reproche Armelle Mabon c’est d’avoir osé travailler avec un chercheur comme Julien Fargettas sur cette exposition. Un historien avec qui elle est en conflit depuis des années, et pas seulement dans le débat d’idées, puisqu’elle lui a fait un procès pour diffamation (un procès pour lequel sa propre université a refusé l’aide juridique à Armelle Mabon considérant que celui-ci n’était guère dans les bonnes pratiques de l’université et illégitime), procès qu’elle a d’ailleurs perdu au regard de ses arguments pour faire constater la diffamation.
Pour la justice, le débat est simple, ne pas être d’accord avec Armelle Mabon, ne pas reprendre son discours officiel, ne vous conduit pas au purgatoire de l’histoire. Ouf… Elle ne détient aucune vérité unique, intangible, ni aucun droit de préemption sur la mémoire de ces combattants. Même si elle s’est octroyée désormais cette mission et ce titre : de seule et unique porte-parole des tirailleurs disparus, de leurs épouses, de leurs enfants et de leur mémoire. Personne ne lui ayant donné ce titre et cette mission, elle tente de s’imposer par la terreur, la ruse et l’oukaze comme l’unique mémorialiste de Thiaroye. Y compris se transformant en porte-parole des familles.
Ce qu’elle reproche aussi aux concepteurs de cette exposition, c’est d’avoir osé ne pas faire appel à elle pour la réalisation de celle-ci. Pour rappel : l’exposition ne porte pas sur Thiaroye, mais sur les massacres de mai-juin 1940 (sujet sur lequel Julien Fargettas vient de publier un livre et a largement contribué à la médiatisation des commémorations de Chasselay, ce que ne supporte pas Armelle Mabon (Le Point, Le Monde). Ce n’est pas son sujet de spécialité. Enfin, dernier reproche : celui de ne pas reprendre mot à mot sa thèse et ses chiffres qui, à ses yeux, ne peuvent être que la seule et unique interprétation des faits. Son point de vue est louable, le nôtre tout autant. C’est un débat de spécialistes.
En fin de compte, nous disons la même chose, mais ce sujet est devenu « le sien » et personne d’autre n’a désormais le droit de prétendre s’y intéresser. De fait, l’histoire et le passé n’appartiennent à personne. Il n’y a pas de vérité officielle, ni de doxa, l’histoire est une écriture permanente et se doit d’être aussi un débat permanent, fondé sur les témoignages, les archives, mais aussi les silences et les manipulations officielles des faits. Et Thiaroye, c’est tout cela à la fois. Armelle Mabon dénonce les silences et manipulations de l’armée, elle pratique désormais la même méthode et stratégie pour elle-même.
Ce que ne dit pas Armelle Mabon, c’est que nous avons précisé explicitement dans l’exposition que les historiens avaient des points de vue différents sur ce sujet (« La tragédie de Thiaroye, comme le nombre de victimes, fait débat entre historiens »), que le débat existait et, en outre, nous avons cité explicitement les différents ouvrages, le sien comme celui de Julien Fargettas ou celui d’Éric Deroo. En outre et de manière explicite, personne ne conteste son travail au sein du département Politiques sociales et de santé publique (et non pas en histoire, puisqu’elle n’enseigne pas l’histoire) à l’Université Bretagne-Sud, ni la qualité de ses livres, mais juste qu’elle n’est pas la seule à « avoir le droit de penser le passé des tirailleurs sénégalais », ni que la « mission » qu’elle s’est donnée de « porteuse de mémoire officielle » des tirailleurs sénégalais (en jouant d’ailleurs de manière assez ambigüe le rôle de porte-parole auto-désignée de ceux-ci et de leurs descendants dans sa tribune). Elle nous reproche d’avoir cité une déclaration publique, comme si elle ignorait les pratiques usuelles dans ce domaine ou comme s’il fallait avoir son feu vert pour citer des descendants de tirailleurs qui ont témoigné.
Malgré tout cela, il s’agirait d’une « histoire falsifiée » dans notre exposition. Nous n’aurions qu’un but : manipuler les faits. En gros, nous serions des traîtres et des vendus au pouvoir. Nous ne rendons pas hommage aux tirailleurs sénégalais à Chasselay, nous les tuons une seconde fois selon elle en reprenant les thèses de l’armée pour prolonger le mensonge d’État. Dans quel but ? Celui de cacher la vérité. Fantastique analyse sur une exposition présentée dans une commémoration officielle qui, rappelons-le, précise en titre du panneau « répression » et parle de Thiaroye. C’est ainsi que les polémiques commencent…
Ce n’est jamais le bon mot, le bon terme, la bonne approche…
Armelle Mabon nous reproche aussi une exposition précédente dans laquelle nous parlions de « répression sanglante ». À ses yeux rien ne va et ce n’est pas assez, ce n’est jamais le bon mot, le bon terme, la bonne approche. Comme notre texte dans la présente exposition en 2020 : « Face à leur traitement, aux différences qu’ils constatent dans le règlement de leur dossier et à l’indifférence qu’ils constatent quant à leur situation, les soldats coloniaux se révoltent à Morlaix, Hyères ou encore Versailles. Le 1er décembre 1944, à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, quelques jours après leur rapatriement, des tirailleurs africains anciens prisonniers de guerre se soulèvent. La répression opérée par l’armée fera plusieurs dizaines de morts (un bilan toujours en débat entre les historiens). » Armelle Mabon conteste que les tirailleurs spoliés de leur solde se soient « révoltés » et aient réclamé celle-ci dès les ports français. Revendiquant auprès des autorités militaires leurs soldes non-payées et les conditions de vie. Car pour elle, le fait de rappeler qu’ils s’opposent à l’injustice et au non-paiement de leur solde pourrait justifier la répression a posteriori. Il faut donc ne pas le dire, sinon il « s’agit ici de justifier une répression sanglante quand bien même il n’y a pas eu de rébellion armée et éviter d’évoquer un massacre prémédité ». Total délire.
Bien au contraire, cela explique qu’avant même d’arriver au Sénégal, ils réclament leur solde, ils se plaignent de leur condition de vie ou de démobilisation auprès des autorités militaires, et qu’ils se mobilisent pour être payés ou changer les comportements de l’autorité militaire à leur égard. Mais voilà, cela ne « colle » pas avec la manière dont elle veut que la chronologie des faits se soit passée, pour que « son » soit le seul valable…
En fin de compte et pour elle, la question qui ferait la différence d’analyse serait que les Français et l’armée auraient « prémédité » le crime de ces combattants, selon elle, depuis leur départ de France et peut-être même bien avant. Avant même qu’ils ne réclament et se révoltent. C’est un crime, au même titre, écrit-elle, que celui des Nazis contre les troupes noires de mai-juin 1940 ou pendant la guerre, c’est un crime qui est programmé, pensé, fabriqué et surtout réclamé par les plus hautes autorités françaises. C’est un crime racial et non un crime colonial.
A contrario, notre analyse se situe dans l’espace du mouvement des décolonisations de l’époque où partout la France réprime et massacre dès qu’il y a une rébellion, une révolte ou une manifestation. Ce fut le cas au Maroc début 1944, ce sera le cas en Algérie et en Syrie en mai 1945, puis en Indochine en 1946 et à Madagascar en 1947. C’est le système colonial qui ne peut, ni ne veut accepter la moindre contestation. Thiaroye n’échappe pas à cette mécanique répressive. Armelle Mabon confond, par manque de contextualisation et de connaissance de l’histoire des décolonisations, la préméditation et la nature même du système colonial, qui est de facto répressif. C’est sa nature même.
Enfin, elle nous accuse de ne jamais « évoquer la spoliation des soldes », alors que nous écrivons que les soldats constatent des différences « dans le règlement de leur dossier et à l’indifférence qu’ils constatent quant à leur situation ». Nous parlons des différents mouvements de contestations en France, comme au Sénégal, et à aucun moment nous ne voulons « camoufler » des faits. Bien au contraire, dans une exposition, rappelons-le, dont le sujet n’est pas Thiaroye mais les massacres de mai-juin 1940. Son dénigrement corporatiste est à sa manière une façon de jeter l’opprobre sur toute l’exposition (et l’équipe scientifique qui a travaillé dessus) et surtout sur cet hommage pourtant majeur aux tirailleurs sénégalais massacrés en mai-juin 1940 par les Allemands et la haine raciste qui est à l’origine de ces crimes. La seule qui peut rendre hommage, c’est elle. Curieuse manière de défendre la mémoire de ces combattants. Car en fin de compte, elle serait la seule à avoir le droit de porter cette mémoire, d’écrire son histoire officielle à elle. C’est d’ailleurs le sens du titre même de sa tribune lorsqu’elle parle de « mémoire salie ». Argument ultime : il faut se mettre dans la poche le lecteur qui, moralement, va se dire… « oh là là ils ont trahi les tirailleurs, c’est monstrueux », Armelle Mabon a raison, il faut dénoncer cette exposition. CQFD.
Et, à partir de cela, Armelle Mabon mélange tout pour donner le sentiment que les faits seraient cachés. Mais quels faits ? Tout est dit dans ce petit texte du panneau de l’exposition : répression, massacre, le bilan « plusieurs dizaines de morts », la responsabilité de l’armée – « L’opération opérée par l’armée fera plusieurs dizaines de morts » –, le fait que le bilan est encore en débat au regard des archives, du fait que les faits ont été cachés pendant longtemps par les autorités françaises, et le tout fait que ce bilan est « toujours en débat chez les historiens ». Que l’ensemble de la communauté scientifique ne retienne pas les chiffres avancés par Armelle Mabon (et repris dans sa tribune) de « 400 » qui « pourrait correspondre au nombre de victimes ». Ce « pourrait », dans son texte, montre bien que le débat est toujours en cours, et que le travail d’histoire doit se poursuivre.
Armelle Mabon prétend tout suivre, tout voir, tout relire et tout valider faisant rapport à tous de ses lectures, se présentant comme la défenseuse des « tirailleurs » et de leurs familles. La seule porte-voix et experte de cette mémoire. La seule à avoir le droit de dire si telle ou telle photographie peut être reproduite, si une citation publiée et éditée peut être reprise, si un témoin peut être retenu… Hallucinant !
Une vision partielle des faits
Bien entendu, Armelle Mabon ne cite que ce qu’elle veut bien citer. Elle oublie de dire que Thiaroye, nous en parlions dans nos livres bien avant qu’elle ne s’intéresse au sujet. Elle oublie de dire qu’Éric Deroo en parlait dans ses films bien avant qu’elle ne s’attache à ce passé. Elle oublie aussi de citer l’ouvrage qui vient de sortir (Décolonisations françaises. La chute d’un Empire, La Martinière, actuellement en librairie ) et dans lequel avec Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire nous consacrons au « massacre de Thiaroye au Sénégal » (c’est le titre de cette partie) toute une partie et nous écrivons de manière explicite :
Entre novembre 1944 et mars 1945, plus de neuf mille soldats d’AOF (Afrique occidentale française) sont rapatriés, en vue notamment de “blanchir” les troupes françaises avant la victoire, désormais certaine, sur l’Axe. Beaucoup attendent dans les ports ce rapatriement et réclament leurs soldes, comme à Morlaix en octobre-novembre 1944 où la ville se transforme en camps de regroupement de soldats démobilisés et d’anciens prisonniers venus de La Flèche, Versailles, Rennes, Coëtquidan ou Cholet. À partir de début novembre 1944, plusieurs centaines de tirailleurs embarquent pour Dakar, alors que quelques centaines ont refusé le retour, pour protester contre le non-paiement de leurs arriérés de solde. Promis à la démobilisation, les soldats transférés de Dakar au camp de Thiaroye réclament immédiatement leurs arriérés et soupçonnent leurs officiers supérieurs de détourner l’argent qui leur est dû. Le 28 novembre 1944, le général Marcel Dagnan tente d’apaiser ses hommes, mais sa voiture est “bousculée”. Il [sous la conduite du lieutenant-colonel Leberre] réunit les tirailleurs, désarmés, sur l’esplanade du camp au petit matin, le 1er décembre 1944. Face à eux, un impressionnant déploiement de forces et d’armement lourd. Les premiers tirs fusent, déclenchant une fusillade nourrie. Des dizaines de tirailleurs sont tués. Le général Marcel Dagnan indique dans ses rapports le chiffre de vingt-quatre morts et quarante-cinq décédés suite à leurs blessures, soit soixante-dix morts officiellement. D’autres sont arrêtés et jugés le 6 mars 1945 par la justice militaire, trente-quatre d’entre eux [sur les 48 qui passeront en justice] écopent de peines allant jusqu’à dix ans de prison pour “ rébellion ”. Il fallait faire un exemple, l’ordre colonial est rétabli. De nombreux corps n’ont jamais été retrouvés, alors que des manifestations à Dakar réclament la vérité. À l’occasion d’un voyage du Président de la République Vincent Auriol, en juin 1947, les tirailleurs emprisonnés bénéficient d’une grâce présidentielle [suite à une amnistie]. Il déclare à cette occasion, dans le contexte de la Guerre froide naissante, que la France “répudie la force. Mais quand on lui impose la trahison ou la violence, elle est aussi ferme que sa sincérité et sa bonne foi sont hors de soupçon et que son cœur est généreux”. Certains généraux eurent le courage de dire la vérité, comme le général André Bach, contestant les chiffres des décès évoqués par les rapports de l’époque.
Pour finir, Armelle Mabon mélange les condamnés, ceux qui sont passés en justice, ceux qui ont été condamnés à des peines de prisons lourdes et les autres condamnés, parle d’une photographie qu’elle ne connaît pas et qui appartient à une série de clichés sur des manifestations qui réclament justice au « président de la République Vincent Auriol à Saint-Louis », en affirmant qu’elle ne parvient pas à lire les écriteaux. Elle ne connaît pas cette série de photographies : en réalité, il s’agit de plusieurs photographies du 25 avril 1947 à Saint-Louis (Sénégal), où on peut pourtant lire sur celles-ci : « Combattants et prisonniers de guerre : rapatriés mécontents » ou « Libérez nos détenus de Port-Lyautey ». Elle affirme même que « tout rassemblement commémorant le massacre de Thiaroye était systématiquement réprimé » sans donner la moindre source, ni explication sur une manifestation qu’elle ne connaît pas. On ne parle pas de commémoration, mais de manifestation.
Elle le sait, mais elle manipule subtilement chaque fait, chaque information, pour au final fabriquer son domino idéal. Ce n’est pas sérieux. Tout simplement ce texte n’est qu’une machine à dénigrement parce que nous avons « osé » toucher à sa « chasse gardée ». Dans le même esprit – de penser désormais que l’histoire des tirailleurs sénégalais est sa « chose » et qu’elle est la seule à avoir le droit de porter cette mémoire –, Armelle Mabon vient de crier à la « censure » car l’Office national des anciens combattants vient de sortir un livret des 100 noms de combattants des colonies pour aider les municipalités à proposer des noms de rues et de places sans citer son livre. Un crime de lèse-majesté, on en conviendra…
Enfin, il y a quelques mois, alors que je préparais un film sur les décolonisations, elle avait utilisé la même méthode pour m’imposer de lui donner les noms des témoins que nous avions interviewés et osé rencontrer sans être passés par elle. Là aussi, elle voulait tout contrôler, être certaine que les témoins allaient reprendre son récit à elle. Nous avons refusé.
Tout cela n’est pas sérieux, et n’est pas conforme au métier de chercheur, ni à la déontologie minimale. Elle s’embrouille elle-même, me citant d’ailleurs : « En 2017, le directeur de l’Achac, Pascal Blanchard, écrivait : “Je garde mutinerie même si derrière il y a un récit plus complexe” ou “ la notion de mutinerie ne me révolte pas, ni la notion de répression, et c’est bien un crime, et sur le chiffre des morts ma précision ‘selon’ laisse ouvert un débat sur ce bilan” ». Les mots sont clairs, répression, crime et ouverture du débat sur le nombre de personnes tuées. Rien à changer. Ces critiques ne reposent sur rien.
La conclusion de sa tribune-pamphlet est à l’aune de sa démonstration alambiquée : « Pour toutes ces raisons, ce panneau doit être retiré car il contribue à manipuler l’opinion publique en nous éloignant de la vérité sur ce massacre commis par des officiers des Troupes coloniales, crime autant raciste que ceux commis par l’armée allemande » (je lui laisse son jugement sur la comparaison des crimes et leur motivation « raciste » et d’extermination qu’elle juge identique aux crimes des nazis lors de la Seconde Guerre mondiale). En résumé, lorsque des historiens ne sont pas à 100% en phase avec son point de vue, il faut détruire leur travail, retirer leur écrit, interdire leur expression, mutiler une exposition… en un mot censurer. Au nom d’une obligation morale qu’elle sort de son chapeau : ces panneaux d’exposition et textes « entravent la volonté des familles qui revendiquent l’exhumation des corps, l’octroi de la mention “mort pour la France”, le procès en révision et la réparation, alors que l’État français argue de la prescription de la créance signe que la spoliation est reconnue grâce aux combats des familles et au travail d’historiens. » Notre exposition serait devenue l’arme ultime (de l’État bien entendu) pour s’opposer à ce que la justice soit rendue à la mémoire de ces combattants tués par leur propre armée et à leurs familles ! CQFD là aussi.
On l’aura compris, elle est la seule à pouvoir faire une « juste » exposition, la seule à mener ce combat pour la justice, la seule à avoir le droit de porter le combat des familles. La seule à pouvoir dire l’histoire, la seule à avoir le droit de faire « une autre exposition (qui) devra être réalisée pour rendre un hommage sincère, dépouillée de toute velléité de salir leur mémoire ». C’est ce qu’elle réclame. D’être la seule à pouvoir faire…
En conclusion
Chère Armelle Mabon, je vous invite à faire votre exposition. Et comme toujours, nous parlerons de vos livres, des bandes dessinées faites sur vous et votre « combat », de vos films, de votre travail et donc, un jour, de cette exposition que vous nous annoncez. Nous ne sommes pas pour la censure, ni l’interdiction de travailler sur le passé et nous ne considérons pas que nous sommes les seuls légitimes sur ce sujet. Bien au contraire.
Car le drame et le crime de Thiaroye n’appartiennent à personne. Thiaroye fait partie de notre histoire commune, et notre devoir d’histoire c’est de chercher, de construire un récit commun et au final de faire histoire. Nous ne salissons aucune mémoire, ni ne falsifions aucune histoire (et cela vous le savez bien), gardez vos insultes elles n’ont rien à faire dans ce travail sur le passé, ni dans le travail de mémoire autour de Chasselay et des massacres de mai-juin 1940.
Sans faire des procès, ni dans les cours de justice, ni d’intention ; sans brûler ni détruire les livres et les expositions ; sans jeter l’opprobre et l’insulte sur des collègues. Sans chercher à se présenter comme l’unique et la seule porteuse de cette mémoire au « nom des victimes ».
On peut comprendre qu’après avoir travaillé de si longues années sur ce sujet il soit devenu pour vous une « chasse gardée », cela arrive parfois, mais cela empêche de prendre de la distance. Soyez vigilante, car l’aveuglement n’est pas bon conseiller. Et surtout cela ne sert pas l’histoire alors qu’aujourd’hui la France se plonge enfin sur son passé colonial. Redevenez une chercheuse, abandonnez ce ton digne de l’inquisition ou de l’épuration, et gardons nos énergies pour transmettre et non pour stigmatiser. Par avance merci de nous laisser nous concentrer sur de nouveaux travaux, plus que sur ce jeu de tribune contre tribune ; nous avons tous à y gagner, vous, nous et ceux qui liront demain nos travaux respectifs.
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