L’espoir d’un « premier de corvée »

En première ligne pendant le confinement, Ousmane, éboueur sans papiers, espère que cette épreuve lui permettra d’obtenir une régularisation.

Erwan Manac'h  • 22 juillet 2020 abonné·es
L’espoir d’un « premier de corvée »
Pendant le confinement, les rues étaient désertes, mais les poubelles pleines à craquer.
© HARRY FLEX/Only France via AFP

Aux premiers jours du confinement, c’est la peur qui a pris le pas sur tous les autres sentiments, insiste Ousmane (1). « Nous touchons les poubelles des gens toute la journée. Alors, quand l’épidémie circulait partout, nous avions beaucoup d’inquiétude. » Il se souvient aussi des difficultés endurées pour se rendre sur son lieu de travail, avec des transports en commun quasiment à l’arrêt. Il a fallu enfin composer avec les nombreuses absences de ses collègues, sans savoir si elles étaient dues au virus ou à l’angoisse de sortir travailler.

Rapidement, l’entreprise de collecte des ordures pour laquelle travaille Ousmane a pris des mesures synonymes de double peine pour les ripeurs (les éboueurs qui travaillent à l’arrière du camion), comme lui. Pour ne pas risquer de contaminer leurs collègues, ils n’avaient plus accès aux vestiaires et devaient se présenter directement en tenue dans la rue, au point de départ de leur tournée. « Sous la pluie ou dans le froid, nous devions marcher jusqu’au point de rendez-vous et attendre le camion », raconte-t-il.

Une hiérarchie se dessine aussi entre les « embauchés avec papiers » et les intérimaires, pour la plupart en situation irrégulière : « À nous, la direction ne distribuait qu’un masque par semaine, alors que les embauchés étaient mieux lotis », témoigne Ousmane. Les différences de traitement sont fréquentes dans ce secteur d’activité : « En temps normal, déjà, nous sommes les seuls à devoir retourner à pied faire le “rattrapage” des rues qui n’ont pas pu être traitées en camion. Il n’est pas rare non plus que la direction “oublie” des heures à des intérimaires. On ne peut rien réclamer, vu notre situation. »

Pendant le confinement, les rues étaient désertes, mais les poubelles pleines à craquer. Ce qui rendait les journées éreintantes, alors que la pression est déjà constante pour forcer les éboueurs à tenir des cadences infernales. Les chefs d’équipe « nous incitent, sans jamais nous le dire clairement, à soulever les bacs à la main pour les vider dans le camion, afin de gagner du temps sur le rythme de la machine », raconte le jeune homme d’origine -subsaharienne. Mais le confinement a transformé le contact avec les habitant·es, dans la petite ville pavillonnaire où Ousmane fait ses tournées. « Les gens nous applaudissaient, nous offraient des jus de fruit, à manger ou un peu d’argent. C’était touchant », rapporte-t-il. Quelques semaines après la fin du confinement, cette reconnaissance ne s’est pas totalement éteinte et « les amitiés » tissées avec les riverain·es les plus causant·es perdurent. Fin juillet, Ousmane espère également percevoir une « prime Covid » de 700 euros, après avoir d’abord craint qu’elle ne soit pas accordée aux intérimaires.

Aux intérimaires, la direction ne distribuait qu’un masque par semaine. Les autres étaient mieux lotis.

Cet épisode soulève donc un espoir pour Ousmane et la vingtaine de collègues avec lesquels il prépare, en secret, un mouvement de grève. Au fil des mois, des contacts se sont noués au sein de l’entreprise et avec la CGT. Il a fallu attendre de se sentir suffisamment en confiance pour oser évoquer le sujet, alors que la situation administrative de chacun est souvent tenue secrète et que les jalousies peuvent entraîner des délations. S’ils sont assez nombreux, les éboueurs sans papiers espèrent forcer l’employeur à signer les documents nécessaires à leur régularisation (2), si besoin en entamant une grève avec occupation des locaux. L’opération n’est pas sans risque. « Si ça passe, ça ne passera que pour ceux qui font partie du mouvement, suppose Ousmane, mais si ça casse, ça cassera pour tous ceux qui sont en situation irrégulière. »

La collecte d’ordures compte, avec le nettoyage, parmi les secteurs qui recourent massivement à une main-d’œuvre sans papiers, pour lui imposer des conditions de travail et de salaire au rabais. Or les procédures confèrent un pouvoir considérable aux employeurs dans le parcours d’obstacles avant la régularisation. Tout l’enjeu des grèves est donc de les contraindre à agir contre leur propre modèle.

Ousmane veut croire qu’après la crise du Covid-19 le rapport de force s’est un peu -rééquilibré en faveur des éboueurs. « Tous les risques que nous avons pris peuvent peser en soutien à notre démarche », espère-t-il. Pour l’heure, les précautions sanitaires empêchent encore les mobilisations, mais une bataille se prépare discrètement dans nombre d’entreprises, à l’échelle des secteurs d’activité notoirement réticents aux régularisations, et jusqu’au niveau de l’État, pour tenter de rompre « l’arbitraire patronal » que les syndicats engagés auprès des sans-papiers n’ont de cesse de dénoncer.

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Une attestation de concordance, qui reconnaît qu’une personne travaille avec l’identité d’une tierce personne depuis un certain temps (8 mois sur 12 pour un salarié), ainsi qu’une demande d’autorisation de travail pour salarié étranger, dans laquelle l’employeur s’engage à lui fournir du travail.

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Les luttes essentielles déconfinées
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