Maupassant, critique de la colonisation
Les articles de l’écrivain, envoyé en Algérie en 1881 par le journal Le Gaulois, paraissent en recueil. Avec un regard acéré sur l’attitude française.
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Guy de Maupassant vient de publier La Maison Tellier lorsque, en juillet 1881, il est mandaté par le journal Le Gaulois pour effectuer une série d’enquêtes en Algérie. L’objectif est de couvrir l’insurrection de Bou-Amena, un « marabout » qui terrorise l’administration française et glace le sang des colons algérois. L’écrivain part d’Alger et s’enfonce dans le désert. Il marche, prend le train, passe par Aïn El Hadjar, Oran et Saïda, et finit son périple à Tunis. Il est émerveillé et dépaysé : « Voir l’Afrique était un de mes vieux rêves ; et je voulais la voir, cette terre du soleil et du sable, en plein été, sous la pesante chaleur, dans l’éblouissement furieux de la lumière. »
Avant de quitter Paris, Maupassant avait griffonné un mot à sa maîtresse d’alors, Gisèle d’Estoc : « Je suis parti pour le Sahara. Ne m’en veuillez point ma belle amie pour cette prompte résolution. Vous savez que je suis un vagabond et un désordonné. » Maupassant est en quête d’aventure, d’exotisme, mais, dès le premier texte rédigé sur place, il comprend que le sel de son voyage se trouvera non pas dans les paysages, qu’il décrit néanmoins fort bien, mais lorsqu’il s’intéressera à la question « des races, des mœurs, des tempéraments humains ». Il cite son maître, Flaubert : « On peut se figurer le désert avant de l’avoir vu, mais ce qu’on n’imagine point, c’est la tête d’un barbier arabe ou turc devant sa porte », et se révèle un chantre avant l’heure du relativisme culturel.
Maupassant tente de s’immerger au sein des communautés qu’il rencontre et essaie, parfois vainement, de garder le recul nécessaire pour observer et décrire. « Je prie ceux qui me liront de ne point oublier que les règles de la morale changent souvent avec les latitudes et que c’est le devoir d’un voyageur de ne reculer devant aucun spectacle. » Il n’est pas sans préjugés ni jugements de valeurs. À maintes reprises, ses paroles sur les populations arabes sont teintées d’ethnocentrisme et de condescendance. Toutefois, la rigueur relativiste qu’il cherche à s’imposer lui permet d’éviter certains pièges du récit de voyage, de multiplier les points de vue et, surtout, de dresser une critique informée de la colonisation.
Pour Le Gaulois, Maupassant rédige deux types de texte. Il écrit des récits, où il multiplie les anecdotes, et des lettres, à vocation plus polémique, où il s’attaque avec virulence au système colonial et à son impact sur les populations arabes. Ce qui le choque, dès son arrivée, c’est avant tout l’ignorance de l’administration française et la méconnaissance des colons de la terre qu’ils habitent. « Un habitant d’Alger ne connaît pas plus Oran qu’un Parisien ne connaît Carpentras », écrit-il. Lui qui fréquente les ministères, de la Marine puis de l’Instruction publique, pour lequel il effectue diverses missions jusqu’en 1882, connaît les arcanes de l’administration et l’amateurisme des agents de gouvernement. Qui sont les administrateurs qui dirigent l’Algérie ? demande-t-il. « Des gens élevés dans le pays, au courant de ses besoins ? Nullement ! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris : les ratés de toutes les -professions, ceux qui s’intitulent les ATTACHÉS. » Découle de cette méconnaissance l’inadaptation constante des mesures imposées aux populations locales : « Nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites. Nos mœurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sous ce ciel comme des fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens. »
Mais la critique proposée par Maupassant ne s’attaque pas seulement à la gestion et à l’arrogance des administrateurs. Elle est aussi économique et se fonde sur une dénonciation profonde des disparités sociales entre colons et colonisés. L’écrivain décrit avec précision les expulsions qu’il observe au cours de son périple. Un Européen « ruiné, peu honorable presque toujours », demande au bureau chargé des répartitions des terrains une concession en Algérie. Il tire au sort un numéro. Ce lot est désormais sien. Sur place, l’Européen devenu colon trouve alors une famille, installée depuis des générations, qui valorise cette terre et ne possède rien d’autre que cette propriété. Toutefois, par ordre de la loi française, il l’expulse. « Ces gens, sans ressource désormais, gagnent le désert et deviennent des bandits. »
Sur la révolte qu’il est censé observer, Maupassant dresse le même constat. Plus on s’approche d’Oran et de l’épicentre de l’insurrection, moins on en parle. Et les milliers de rebelles fustigés à Paris sont en fait une centaine d’hommes affamés. « Le principe de la colonisation française consiste à les faire crever de faim. »
Au fil des textes, Maupassant s’en prend également à ses confrères journalistes qui, en quête d’exclusivité, ne font qu’alimenter les fables propagées par Paris et colporter la réputation rebelle et violente d’un peuple d’Algérie en réalité contraint à la soumission parce qu’exsangue. Il décrit la misère des villes, l’extrême pauvreté et le cosmopolitisme des contrées qu’il traverse, qui constituent des réalités si difficiles à saisir lorsque seul compte l’entretien ou le papier qui fera sensation. Sa voix nous rappelle, puisque cela semble nécessaire, comment une critique du colonialisme existait bel et bien en France dès 1881, et à quel point la notion d’anachronisme brandie aujourd’hui par ceux qui refusent de confronter l’histoire se révèle bien fragile.
Vive Mustapha !, Guy de Maupassant, Allia, 109 pages, 8 euros.