Pays basque : « Nous n’avons pas fait la paix pour laisser des gens mourir en prison »

La résolution du conflit, marquée par l’autodissolution de l’ETA en mai 2018, est bloquée par les États français et espagnol, qui empêchent les libérations de prisonniers. Et créent de nouvelles tensions.

Laurent Perpigna Iban  • 8 juillet 2020 abonnés
Pays basque : « Nous n’avons pas fait la paix pour laisser des gens mourir en prison »
Le 11 janvier 2020, des manifestations monstres, ici à Bilbao, en Espagne, réclament la libération des prisonniers.
© ANDER GILLENEA/AFP

C’était il y a un peu plus de deux ans : le 2 mai 2018, l’organisation séparatiste ETA (Euskadi Ta Askatasuna, « Pays basque et liberté »), après soixante années d’existence, disparaissait définitivement au terme d’un processus de paix inédit. Commencée en 2011 au palais d’Aiete à Saint-Sébastien en présence de personnalités internationales de premier rang – dont Gerry Adams et Kofi Annan – mais sans les États français et espagnol, cette dynamique a posé pendant près d’une décennie les bases de la fin de la violence politique au Pays basque. Malgré le manque de bonne volonté flagrant de Madrid et de Paris dans ce dossier – égratignés pour avoir entravé le processus à plusieurs reprises, les premiers points de la feuille de la route d’Aiete ont été menés à bien : la déclaration de cessez-le-feu permanent et vérifiable en 2011, la remise de l’arsenal militaire de l’organisation le 8 avril 2018 et son autodissolution le 2 mai de la même année en étaient des points cruciaux.

Alors qu’aux yeux des deux États la partie semble gagnée, les acteurs et les actrices de la fin de ce conflit armé tirent le signal d’alarme. Les feuilles de route – qui ne s’arrêtent pas à la dissolution de l’ETA – sont au point mort, les tensions toujours vives. Pire, depuis le début de l’année 2020, un regain de crispations est constaté des deux côtés de la frontière. En cause, le sort des quelque 240 prisonniers basques -toujours soumis aux mesures d’exception. « Nous n’avons pas fait un processus de paix pour laisser des gens mourir en prison », clame le mouvement civil Bake Bidea (le Chemin de la paix), qui a porté la pacification du Pays basque à bout de bras ces dernières années. Là est bien tout l’enjeu : depuis le début du processus de paix, plusieurs prisonniers sont morts en prison, et de très nombreux autres qui seraient libérables sont maintenus derrière les barreaux en Espagne comme en France.

Commando Argala

C’est en France que se joue depuis quelques mois un nouvel acte de cette crise de nerfs pénitentiaire. Trois des membres du commando Argala, à l’aube de leur 30e année d’incarcération, ont vu successivement leurs espoirs de libération s’envoler. Condamnés à la perpétuité par la justice française pour des faits commis en Espagne entre 1978 et 1989, Ion Parot, Jakes Esnal et Frédéric Haramboure, tous trois citoyens français âgés aujourd’hui de 66 à 70 ans, ont vu le parquet faire appel de la décision du tribunal de l’application des peines (TAP), qui s’était prononcé en amont de manière favorable à leur libération conditionnelle.

Maritxu Paulus Basurko, avocate de Jakes Esnal et Frédéric Haramboure, explique : « La décision du TAP est très importante car, en plus de pointer cette longue durée de détention, elle prend enfin acte de l’évolution de la situation politique avec la dissolution de l’ETA, et donc du risque infiniment minime de récidive. Le TAP reprend bien toutes les phases du processus de paix, de la fin de la lutte armée à la remise des armes en passant par la dissolution de l’organisation. »

Alors que le parquet antiterroriste prononce son appel, la surprise précède la colère dans les rangs de Bake Bidea. « C’est incompréhensible, injuste et dangereux. C’est en réalité un choix politique assumé : celui de laisser ces personnes emprisonnées jusqu’à leur mort. Rappelons que la France a aboli la peine de mort il y a presque quarante ans… » rapporte sa porte-parole, Anaiz Funosas.

Une décision d’autant plus paradoxale que ces trois prisonniers, s’ils avaient été incarcérés en Espagne, seraient aujourd’hui libres. « Le fait qu’ils n’aient pas été extradés à l’époque se retourne aujourd’hui contre eux », poursuit Me Paulus Basurko, qui rappelle que les peines de sûreté – de 15 à 18 ans – dont ils faisaient l’objet sont dépassées depuis longtemps et que les trois hommes ont vu depuis toutes leurs demandes d’aménagement de peine refusées. « Il faut ajouter que, s’il y avait libération, celle-ci se ferait après une période probatoire d’un à trois ans sous bracelet électronique, et après un placement sous libération conditionnelle particulièrement stricte, d’une durée de dix ans. Ce qui serait tout sauf une décision clémente, avec une fin de libération conditionnelle à 81 ans pour Jakes Esnal, par exemple. Or, malgré ces éléments, le parquet fait appel. »

Muriel Lucantis, porte-parole de l’organisation Etxerat, qui travaille depuis plusieurs décennies auprès des prisonniers basques et de leurs familles, ne cache pas son inquiétude : « Les prisonniers et leurs familles sont coincés entre le temps politique, extrêmement long, et le temps carcéral, qui, pour des personnes âgées, file à toute allure et détruit des vies. Jakes Esnal, qui a 70 ans, essaie de trouver du travail dans le cadre d’une hypothétique libération, alors qu’il devrait être à la retraite », rapporte-t-elle amèrement.

« Je n’arrive pas à comprendre que l’on puisse avoir une position identique, voire plus fermée, dans le contexte actuel que lorsque l’ETA avait une activité armée », poursuit Me Paulus Basurko. « Avant, nous arrivions à obtenir des libérations conditionnelles. Or, depuis le début du processus de cessation de la lutte armée, qui garantit une absence de risque de récidive, il y a une fermeture de la cour d’appel. » Le 25 juin, la chambre d’application des peines de la cour d’appel de Paris a étudié une nouvelle demande de libération conditionnelle de Jakes Esnal. La décision est attendue pour le 24 septembre. « Nous craignons que l’issue ne soit pas favorable. Concernant Frédéric Haramboure, là encore, dans l’hypothèse où le tribunal nous donnerait raison, un appel du parquet nous renverrait à la même situation », explique leur avocate.

Et le cas de ces trois ex-membres du commando Argala n’est pas isolé : le 15 octobre 2019, la prisonnière Lorentxa Beyrie voyait le parquet faire appel de sa troisième demande de libération conditionnelle, et ce à seulement deux années de sa libération définitive. Conséquence, le 8 avril, une quinzaine de figures locales lançaient un appel afin que cessent « des détentions que rien ne justifie, si ce n’est une volonté de faire souffrir », et demandaient la libération immédiate des membres du commando Argala. C’est un paramètre devenu important ces dernières années : au Pays basque nord, la classe politique dans sa diversité a trouvé un terrain d’entente autour de ces questions. Y figurent, entre autres, le président de la communauté d’agglomération Pays basque (1), Jean-René Etchegaray (UDI), le sénateur Max Brisson (LR), la sénatrice Frédérique Espagnac (PS), le député Vincent Bru (MoDem). Cela n’a rien d’une coïncidence : depuis le début du processus, un consensus politique unique s’est créé autour de la résolution du conflit basque et porte un message commun.

Occasion manquée

Quand, en mars, la pandémie menace les prisons, l’angoisse monte : 17 prisonniers basques sont reconnus par les administrations pénitentiaires comme souffrant de maladies incurables, et des dizaines d’autres présentent des symptômes inquiétants. Et, si en France le gouvernement décide d’ordonner un certain nombre de libérations, en particulier des personnes malades ou en fin de peine, l’espoir est de courte durée au Pays basque : les prisonniers de l’ETA sont inéligibles à ces libérations. « Une occasion manquée, un terrible gâchis, car l’État français avait l’occasion de libérer un certain nombre d’entre eux sans même avoir à le justifier politiquement », analyse Anaiz Funosas.

Pour les familles, la situation est invivable : l’écrasante majorité des prisonniers est toujours dispersée aux quatre coins de France et -d’Espagne, un traitement punitif engagé au milieu des années 1980 afin d’éviter que des cellules de l’ETA s’organisent au sein des -prisons. Depuis, cette politique contraire à toutes les conventions nationales et internationales est devenue la norme et la dissolution de l’ETA n’a pas provoqué de changement d’envergure, même si, sur le territoire français, plusieurs rapprochements ont été effectués. En Espagne, selon Etxerat, 80 % des prisonniers se trouvent à plus de 400 kilomètres de leur domicile, « dont une bonne partie à plus de 1 000 ».

Alors, quand les parloirs reprennent au terme du confinement, la dispersion des prisonniers pose des problèmes insolubles aux familles : « Durant les deux premières phases du déconfinement, les détenus ont fait face à des restrictions très importantes de leurs droits de visite. Des centaines de kilomètres, une heure de parloir sous haute surveillance, sans contact, où les enfants et les personnes âgées ne sont pas autorisés. La plupart des détenus ne souhaitaient pas que leur famille vienne les voir dans ces conditions, avec des voyages aussi longs », déplore l’avocate. Et pour les familles qui ont un proche emprisonné en France mais qui vivent en Espagne, le franchissement de la frontière s’est transformé en défi quasi impossible à relever. « Un élément qui rappelle que la dispersion punit aussi et surtout les familles », argumente Etxerat. « Aujourd’hui, si la frontière a rouvert, les temps de visite sont toujours limités. C’est définitivement un domaine de la société où la crise sanitaire a des conséquences terribles : à l’inverse des autres, les personnes détenues n’ont pas pu reprendre leur vie sociale normalement, et elles le vivent comme une injustice. Certaines n’ont pas vu leurs proches depuis quatre mois », résume Maritxu Paulus Basurko.

Braises encore chaudes

Parmi les personnes maintenues en prison pendant le confinement, le cas de Josu « Ternera » Urrutikoetxea, un des visages historiques de l’ETA, n’est pas là pour apaiser la situation. Celui qui a joué un rôle crucial dans la dissolution de l’organisation présentait, selon le médecin-chef de la prison de la Santé, « des pathologies chroniques » nécessitant que « son incarcération soit suspendue ». Dans une tribune publiée fin avril sur Mediapart, 144 personnalités demandaient sa libération, soulignant le « très mauvais signal émis par l’État français à l’ensemble des processus de paix en cours à travers le monde ». Finalement – et presque contre toute attente –, la cour d’appel de Paris a accepté le 2 juillet sa remise en liberté sous surveillance électronique, un an après une réincarcération qui fait toujours couler beaucoup d’encre.

Autant de crispations qui questionnent le processus de paix en cours. Pourtant, quelques signaux discrets étaient venus redonner du moral aux troupes : Emmanuel Macron, en visite à Biarritz en mai 2019, louait le travail extraordinaire effectué par la société basque : « Le Pays basque est pour moi un exemple de résolution de conflit et de sortie des armes. […] Nous ne devons pas faire bégayer l’histoire, il faut l’accompagner. » « C’était la première fois depuis 2011 qu’un chef d’État utilisait les mots “processus de paix”. Mais, parallèlement, les trois du commando Argala, Lorentxa Beyrie et d’autres sont maintenus en prison, alors que tout indique qu’ils devraient être libérés. C’est une logique de guerre », déplore Anaiz Funosas.

De son côté, Madrid brandit toujours l’étendard de la victoire totale contre le terrorisme. En Espagne, les années de dépolitisation de la question basque – la réduisant au simple fait terroriste – ont de lourdes répercussions : pas question pour l’État d’appliquer une justice transitionnelle, ni même de prendre en considération les pas effectués depuis bientôt dix ans. C’est la logique du vainqueur et du vaincu qui prévaut : « Quel signe est envoyé à la population, à cette jeunesse qui grandit au Pays basque dans ce contexte ? » interroge Anaiz Funosas.

Alors que l’ensemble des acteurs de ce processus de paix voient un risque imminent de « perpétuation des rancœurs », quelques éléments viennent rappeler que les braises du conflit sont encore chaudes. Des deux côtés du Pays basque, un mouvement divergent et extrêmement critique sur le processus de paix agite le débat. En Espagne, depuis plusieurs semaines, beaucoup voient planer les fantômes de l’ETA autour d’un groupe radical dissident, surnommé ATA (Amnistia Ta Askatasuna, amnistie et liberté). Ce mouvement, reconnu sous le nom officiel de « Mouvement pour l’amnistie et contre la répression », s’il regroupe derrière lui moins d’une dizaine de prisonniers, a pris ses distances avec la gauche indépendantiste et séduit de plus en plus de jeunes Basques irrités par l’immobilisme des États.

Bien que le mouvement soit très discret dans les médias, Sendoa Jurado, un de ses porte-parole, explique : « L’amnistie est une revendication essentielle pour tout mouvement qui se qualifie comme révolutionnaire et qui redonne un caractère politique à la lutte basque. Sans cette revendication que beaucoup ont abandonnée, en ne s’appuyant que sur l’aspect humain individuel, on dépolitise la problématique en la réduisant, finalement, à la seule question terroriste. De nombreux jeunes, aujourd’hui, s’approprient la revendication de l’amnistie que nous portons, et qui se traduit par un nouveau mouvement social désireux de reprendre les rues. »

Une révolte mise en lumière par le soutien apporté au -prisonnier basque Patxi Ruiz, incarcéré à Murcie (à 750 km du Pays basque), et qui a observé un mois de grève de la faim entre le 11 mai et le 11 juin 2020. L’homme, très critique du processus de paix entamé en 2011, a été accusé par les autorités pénitentiaires d’avoir levé une mutinerie dans sa prison en réaction aux dégradations des conditions sanitaires durant l’épidémie de coronavirus. Depuis, des rassemblements quotidiens ont été organisés et des centaines de graffitis de soutien ont fleuri sur les murs au Pays basque, y compris sur les sièges des partis institutionnels, provoquant une vague d’indignation.

Le torchon est-il en train de brûler ? Si ce postulat semble exagéré, ces signaux sont là pour rappeler que l’absence totale d’avancées peut avoir de lourdes conséquences. « Pacifier seulement une partie des protagonistes d’un conflit, en ignorant les causes qui ont mené à cette situation, ce n’est pas faire la paix », poursuit Sendoa Jurado.

C’est un point sur lequel les deux -courants s’accordent : l’immobilisme et le temps qui défile jouent définitivement contre l’apaisement. Mais, du côté de Bake Bidea, pas question de baisser les bras : « C’est certain, la violence n’a pas disparu, elle est toujours exercée contre les prisonniers et leurs familles. Nous allons continuer de frapper à toutes les portes afin de débloquer cette situation. Il n’existe pas d’autre processus où un groupe armé a, sans contrepartie mais au nom d’une dynamique, fait tout ce qu’il a fait, et où les prisonniers ont participé à la construction de tout cela. Quand est-ce que tout cela sera reconnu ? » conclut Anaiz Funosas. Un questionnement auquel les États français et espagnol devront tôt ou tard apporter une réponse.

(1) La communauté d’agglomération Pays basque, la plus vaste de France et celle qui compte le plus de communes (158), regroupe toutes les communes basques.

Société
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