Police : Quand la maison enquête sur la maison
Dépendantes du ministère de l’Intérieur, les inspections générales de la police et de la gendarmerie sont accusées d’organiser l’impunité. Pas toujours vrai… sauf sur les violences.
dans l’hebdo N° 1613-1615 Acheter ce numéro
L’IGGN est indépendante, mais pas déloyale », expose calmement le général Pascal Segura, responsable des audits internes pour l’institution militaire. Si la charte de déontologie du « gendarme des gendarmes » pose ce principe d’indépendance comme valeur cardinale, l’IGGN dépend organiquement du directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN). Cette autorité hiérarchique a même son mot à dire dans la composition de l’équipe de 20 enquêteurs, appelée le bureau des enquêtes judiciaires (BEJ).
« Pas besoin de formation spécifique pour intégrer le BEJ », assure son responsable, le général Thierry Caer. « Le DGGN affecte les officiers au bureau des enquêtes, les commandants territoriaux fournissent les sous-officiers. » Les critères : « expérience, discrétion, impartialité », énumère-t-il. Le plus gros contingent provient des sections de recherche, « le haut du spectre judiciaire ». Une fois sélectionnés, les enquêteurs du BEJ restent trois ou quatre ans avant de retourner dans la maison.
Même passage éphémère du côté police, où l’IGPN est, en fait, un service comme un autre. À tous les niveaux, on y vient et on en part. Un frein à la volonté de coincer d’éventuels futurs collègues ?
Pour Christophe Korell, ancien de la brigade de répression du banditisme (BRB), « il faut un corps d’inspection unique police-gendarmerie-justice, composé d’agents de ces milieux parce qu’on ne naît pas enquêteur, mais il faut éviter ce retour dans les services ». Soit permettre une carrière dans un corps d’inspection à part entière et, surtout, « indépendant du ministère de l’Intérieur », précise-t-il. À l’IGPN comme à l’IGGN, la direction est nommée par décret…
Est-ce que vous verbaliseriez votre mère ?
avait coutume de demander un chef lors du recrutement de la centaine d’enquêteurs de l’IGPN. Une question qui titille l’empathie, la limite que chacun se pose et qui renvoie à l’aspect « famille » de la maison.
« Si nous devons envoyer un gendarme aux assises, nous n’aurons aucun scrupule », assure le chef du bureau des enquêtes judiciaires de l’IGGN : « Un gendarme s’auditionne comme un suspect de droit commun. » Contrairement aux idées reçues, les enquêteurs et la justice peuvent en effet être très durs avec ceux qu’on appelle les « ripoux ».
Répression à deux vitesses
« Pour des infractions dans le cercle de la vie privée, des malversations ou de la corruption, l’IGPN sait faire preuve de rigueur, reconnaît Yassine Bouzrou, avocat – entre autres – de la famille d’Adama Traoré. Les enquêtes vont très vite et sont principalement à charge. »
Une enquête IGPN se divise en deux volets : judiciaire et administratif. Le judiciaire est d’abord assumé par le procureur. Puis, s’il décide de poursuivre ou si une victime se porte partie civile, un juge d’instruction reprend le dossier. Le volet administratif, en revanche, est mené en interne.
L’IGPN, dirigée par des commissaires, propose une sanction disciplinaire censée être appliquée par la hiérarchie. Non seulement cela pose un problème de consanguinité hiérarchique – un commissaire va-t-il demander une sanction contre un autre commissaire ? –, mais, de surcroît, si le procureur décide de ne pas poursuivre ou applique un simple rappel à la loi, le volet administratif n’a pas accès au dossier judiciaire.
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Or les possibilités d’enquête y sont plus étendues : balises, écoutes, filatures, etc. Le dossier administratif dépend donc beaucoup du judiciaire, alors même que les textes sur lesquels ils se fondent ne sont pas les mêmes : le code de déontologie d’un côté, la loi de l’autre. Quand le judiciaire prend une voie – sévère ou clémente –, l’administratif lui emboîte le pas.
L’IGPN préfère coincer les policiers qui volent ou participent à des trafics. « L’instance disciplinaire est extrêmement sévère dans les affaires sans rapport avec le service ou la corruption, etc. », reprend Yassine Bouzrou, qui y a défendu des policiers. Pour lui, la réponse répressive dans ces dossiers est même « plus dure avec les policiers qu’avec un citoyen lambda ». D’où la crainte que suscite l’IGPN dans la maison police et dont elle se vante tant.
Pour le pouvoir politique, ces dossiers sont devenus une sorte de vitrine qui permet d’afficher son intransigeance vis-à-vis des policiers. Une sorte de faire-valoir grâce auquel elle s’autorise à ne pas prendre à bras-le-corps les dossiers de violences illégitimes.
Sanctionner les magistrats ?
À l’IGPN, « on préfère coincer des policiers qui volent, détournent de l’argent ou participent à des trafics », admet Jean-Baptiste Mabin, commissaire en charge de la délégation parisienne des « bœuf-carottes ».
Mais « l’IGPN n’est d’aucune utilité sur les violences policières », complète Yassine Bouzrou. Pour l’avocat, si cette institution « dépasse ses prérogatives en donnant son avis – souvent en faveur du policier – sur la suite à donner à une affaire », le problème reste principalement judiciaire.
« Le procureur et surtout le juge d’instruction sont directement responsables de la manière dont sont menées les enquêtes : il faut contraindre les magistrats à respecter les textes internationaux qui lient la France et lui imposent des enquêtes “effectives” : avec reconstitutions, auditions des mis en cause et de tous les témoins ! », martèle-t-il.
Dans l’affaire Zineb Redouane, octogénaire décédée chez elle à la suite d’un tir de grenade lacrymogène, « les CRS ont refusé de donner leurs armes à des fins d’expertise, et on les a laissés faire ! Résultat : nous ne savons pas qui a tiré ». Dans l’affaire Gaye Camara, 26 ans, décédé en 2018 d’une balle dans la tête, « le juge a refusé d’auditionner le policier ou de faire une reconstitution. Résultat : non-lieu ! »
Pour cet avocat rompu aux dossiers de violences policières, « il devrait y avoir des sanctions contre les magistrats dès lors que la France est condamnée devant les instances internationales pour ne pas avoir respecté le droit à une enquête effective ».
Ce fut le cas le 23 mai 2019 : la Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’une enquête sur l’usage illégitime de la violence par un policier français avait été « lacunaire et déficiente ». Or rien ne permet, aujourd’hui, d’inquiéter le juge qui a mené ladite enquête.