Remaniement sexiste, riposte féministe
Les nominations de Gérald Darmanin à l’Intérieur et d’Éric Dupond-Moretti à la Justice ont déclenché une réaction qui s’inscrit dans la longue histoire des mouvements de lutte des femmes contre la culture du viol.
dans l’hebdo N° 1613-1615 Acheter ce numéro
Une claque. Un crachat. Un bras d’honneur. Une honte. Voici comment ont été perçues et reçues la nomination de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur et celle d’Éric Dupond-Moretti à la Justice. Le premier est l’objet de plusieurs plaintes pour viol, trois classées sans suite, une qui a conduit à une ordonnance de non-lieu mais cassée en appel. De son côté, Éric Dupond-Moretti avait déclaré en 2018, en plein débat sur la création d’un délit d’outrage sexiste : « Que siffler une femme, ça devienne une infraction pénale, c’est ahurissant. »
La riposte féministe s’organise, mobilisant différents éléments de son répertoire d’action. Les colleuses entrent en action dès le premier soir à Paris, à Marseille ou à Lyon, laissant sur les murs leurs lettres dénonciatrices : « Remaniement de la honte », « culture du viol, État coupable, justice complice », « Un violeur à l’intérieur, un complice à la justice ». Le 10 juillet, de nombreux rassemblements s’organisent. Foule de femmes, majoritairement jeunes, forêt de pancartes individuelles : « Alors comme ça une plainte pour viol brise la carrière d’un homme ? », « La culture du viol est en marche », « On veut un ministère de la chatte », « Ministère de la honte », « Liberté, égalité, impunité »… Dans plusieurs villes, des femmes procèdent à des enterrements symboliques de l’égalité femme-homme, pourtant décrétée « grande cause du quinquennat ».
Cette inventivité dans les formes, cette impertinence dans les slogans et ce foisonnement des actions caractérisent de fait les mobilisations féministes. C’est net depuis la vague MeToo, mais c’est au demeurant une caractéristique du féminisme. Les suffragettes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe procédaient déjà avec des forêts de pancartes. Le 14 juillet 1881, toutes de noir vêtues, elles avaient enterré les droits de la femme, drapeaux en berne. Les slogans féministes brillent depuis longtemps par leur mordant.
Le fait que les mouvements féministes aient été en marge du mouvement ouvrier explique pour partie qu’ils aient dû recourir à des répertoires d’actions différents, innovants, inventant des symboles qui leur sont propres (le triangle du vagin, par exemple, que de nombreuses femmes formaient avec leurs mains le 10 juillet).
Les suffragettes procédaient déjà avec des forêts de pancartes.
La mobilisation des féministes contre le viol est aussi ancienne. N’oublions pas qu’il a fallu attendre décembre 1980 pour qu’une loi définisse – enfin ! – exactement le viol : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte ou surprise. » Auparavant, les viols étaient quasi systématiquement requalifiés en « attentat à la pudeur », un délit jugé en correctionnelle, entre deux vols à l’étalage. Les femmes n’ont eu de cesse de se battre pour faire reconnaître le crime de viol. Tout au long du XIXe siècle, elles se pourvoient en justice contre leurs violeurs, faisant légèrement évoluer la jurisprudence. C’est ainsi que la Cour de cassation rédige en 1857 la première définition juridique du viol (arrêt Dubas).
Mais la principale rupture s’opère au milieu des années 1970. Aux États-Unis, les féministes radicales de New York s’emparent de la question, organisent les premiers speak-out où des femmes s’expriment publiquement, manifestent pour demander la révision des lois et produisent les premiers textes théoriques sur la culture du viol, soit sur la façon dont une société se représente le viol et ce faisant l’entretient, notamment en culpabilisant les victimes et en déresponsabilisant les violeurs. En France, le viol en réunion de deux touristes belges dans les calanques de Cassis à l’été 1974 lance la mobilisation. S’ensuivent en 1976 le Manifeste contre le viol, le meeting des « Dix heures contre le viol » organisé le 26 juin 1976 à la Mutualité à Paris autour du slogan « Ras le viol », puis une manifestation de nuit, le 4 mars 1978 : « Femmes, prenons la ville ! » Gisèle Halimi, l’avocate des victimes, obtient que le procès se tienne aux Assises, en public, obligeant la société à se confronter à la question du viol, à entendre la parole, auparavant inaudible, des victimes. Et le réquisitoire tombe, implacable : entre quatre et six ans de prison ferme selon les prévenus. La modification du code pénal en 1980 en est la conséquence.
La loi de 1980 est toutefois plus un point de départ qu’une fin. Presque tout restait (et reste) à faire ! Soutenir les victimes pour qu’elles portent plainte. Batailler pour que les affaires ne soient pas classées sans suite (en 2012, 75 % des affaires de viol ont été classées sans suite) ou ne se concluent par des acquittements. Batailler encore contre la correctionnalisation du viol (de nos jours, 60 à 80 % des affaires de viol restent jugées en correctionnelle en dépit de la loi de 1980). Faire reconnaître le viol conjugal (1992). Lutter, encore et toujours, contre la culture du viol. Faire reconnaître tout le continuum de représentations, de harcèlement, d’agressions sexuelles, d’impunité qui conduit au viol (le harcèlement sexuel n’entre dans le code pénal qu’en 2012). Le mouvement de ces derniers jours est une nouvelle page de ce combat.
Mathilde Larrère / historienne, publie le 27 août une histoire des luttes féministes en France, Rage against the machisme,Éd. du Détour.
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