Sous le casque d’un flic
Le fonctionnement de l’institution policière fabrique et cultive les comportements violents en son sein. Une technique bien pratique pour souder les rangs, au détriment de la population mais également des hommes et des femmes sous l’uniforme.
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Aider les gens », « élucider des crimes », « sauver la veuve et l’orphelin »… Souvent, les policier·es fraîchement recruté·es ont une vision romantique de l’institution et de forts idéaux moraux. Comment en arrive-t-on alors à l’agressivité quotidienne que beaucoup de citoyens dénoncent ? En 2019, 1 460 plaintes ont été déposées à l’IGPN contre des policier·es, un chiffre en hausse de 24 % par rapport à 2018. La moitié de ces plaintes concerne des violences volontaires sur autrui.
« Bien sûr, certains entrent dans la police pour se sentir tout-puissants et exercer la violence sous couvert de la loi, mais ils sont -extrêmement minoritaires », assure Gabrielle (1), psychologue clinicienne depuis une dizaine d’années. Son cabinet, situé à proximité de commissariats et de casernes de gendarmerie, reçoit de nombreux membres des forces de l’ordre.
Pour elle, l’immense majorité de ces hommes et femmes n’est pas plus prédisposée à la violence que le reste de la population. En revanche, « ce qui est intéressant, c’est ce qui se passe après » leur entrée dans l’institution policière. C’est le fonctionnement de celle-ci « qui fabrique les comportements violents », continue la psychologue.
Comme si les policiers entraient en guerre contre la population
Les jeunes recrues se heurtent d’abord à la violence du quotidien. Sur le terrain, le « rêve de gosse » tourne court. En lieu et place des mercis attendus, ce sont souvent des pavés qui sont récoltés, au son de « tout le monde déteste la police ». « C’est très facile de récupérer ça en disant aux policiers “regarde, tu as vu comme les gens sont méchants ?” », explique Gabrielle. Progressivement, « les policiers adoptent une rhétorique un peu paranoïde. Comme s’ils entraient en guerre contre la population, qui ne les aime pas et leur veut du mal ».
Au lieu d’être déconstruit, ce mécanisme est cultivé pour construire une cohésion de groupe qui se referme progressivement sur le policier ou la policière. La psychologue se souvient : « Un gradé me disait que, dans les brigades qui font face à des situations extrêmes, comme le GIGN ou la BAC, le groupe doit être très soudé. Il ne faut pas d’individualités, mais un sentiment d’appartenance très fort où c’est le groupe contre le reste du monde. Cette culture est entretenue par des activités et des rituels communs pour éviter les dissidences. » Résultat :
Certains de mes patients se construisent une néoréalité où ils sont les gentils et les manifestants les méchants. Ils interprètent en ce sens tous les discours et actes dirigés contre la police.
La psychologue a observé en quelques années un changement de discours chez ses patient·es policier·es ou gendarmes, certain·es racontant avec détachement les violences commises. « Petit à petit, ils ne distinguent plus la fonction de la personne, poursuit-elle. Les policiers ne reçoivent aucune formation sur les mouvements sociaux ou les enjeux et l’histoire des banlieues. Ils ne peuvent donc pas opérer le décalage nécessaire et se dire que ce n’est pas eux en tant qu’individus que les gens détestent, mais l’institution et ce que représente la police. »
Alors, dans les manifestations, ce n’est plus l’institution qui reçoit la pierre jetée par un manifestant excédé et révolté par la situation sociale, mais l’individu. Au lieu de favoriser le sang-froid et le cloisonnement entre la personne et l’uniforme, l’institution les mêle.
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« La police te transforme, confie un officier de police judiciaire qui préfère rester anonyme. L’institution, violente et raciste, te pousse à un même comportement. » Et très peu y échappent. « Il y a un biais cognitif : une forme de raisonnement très rapide de notre cerveau qui va activer inconsciemment des stéréotypes, explique Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles. Les stéréotypes ne nous impactent pas uniquement quand on y croit, mais quand on y est exposé via notre famille, nos collègues, les médias, le discours institutionnel… Tout ça forme un bain culturel qui peut influencer notre comportement. »
L’intégration : une question de survie
Les situations de stress extrême facilitent cette porosité. Aussi, après les attentats de 1995, la police nationale a mis en place un service de soutien psychologique opérationnel (SSPO). Aujourd’hui, 93 psychologues y travaillent.
« Nous proposons un accompagnement avec des entretiens individuels ou collectifs, détaille Nathalie Bascop, psychologue coordinatrice de la zone de défense du Nord, qui a suivi l’essor du SSPO depuis le début. Sur des opérations compliquées comme le Bataclan, nous faisons des débriefings émotionnels. »
Mais « ce sont des débriefings collectifs, précise Gabrielle, déçue par un entretien passé pour intégrer un SSPO. J’ai dit au policier que ce ne serait pas efficace pour lutter contre les suicides dans la police. Il m’a répondu que ce n’était pas grave, qu’il s’agissait d’accentuer l’esprit de corps des équipes ».
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Gabrielle refuse le poste et ouvre son cabinet. « Beaucoup de policiers viennent me voir à leurs frais plutôt que d’aller au SSPO, constate-t-elle. Ils disent que c’est trop stigmatisant, que si leurs collègues apprennent qu’ils sont en souffrance psychique, ils risquent d’être rejetés. Et que, si leur équipe en a après eux, elle pourrait ne pas leur venir en aide sur une intervention. » Dans ce contexte, l’intégration devient presque une question de survie.
D’autant que « cet esprit de corps repose sur une culture très viriliste », souligne la psychologue. « Un de mes patients s’était mis à fréquenter un site adultère sous la pression de ses collègues, qui avaient tous une maîtresse. » Et dans cette culture, un homme ne montre pas qu’il souffre. « Le SSPO, ça ne sert à rien, abonde un policier qui préfère rester anonyme. Personne n’y va, il faut montrer que tu es fort. »
« Pourtant, ceux qui jouent les gros durs sont souvent les plus fragiles, reconnaît un commissaire. Ils s’effondrent en larmes dès qu’ils parlent de ce qui ne va pas. » Alors, les policier·es se taisent, jusqu’au jour où le fardeau devient trop lourd.
En 2019, 59 d’entre eux et elles ont mis fin à leurs jours, un chiffre jamais atteint depuis 1998. « Ces suicides sont une réponse à ce mal-être, déplore Gabrielle. Cet esprit de corps noyaute toute leur vie. Souvent, les conjoint·es et ami·es des policiers que je vois sont aussi dans la police. Si vous quittez la police, vous quittez tout votre monde. »
(1) Elle a souhaité rester anonyme pour préserver le secret médical.