Valérie Rey-Robert : « L’impunité des hommes violents est renforcée »

Pour l’écrivaine et militante féministe Valérie Rey-Robert, les nominations de certains ministres marquent un recul grave dans la lutte contre le viol et les actes sexistes.

Agathe Mercante  • 15 juillet 2020 abonnés
Valérie Rey-Robert : « L’impunité des hommes violents est renforcée »
Manifestation devant l’Hôtel de Ville de Paris, le 10 juillet, contre la nomination de Gérald Darmanin à l’Intérieur.
© Samuel Boivin/NurPhoto via AFP

La nomination du nouveau gouvernement a de quoi faire grincer des dents. Que l’on soit de gauche, écologiste ou… une femme. La promotion de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur et la nomination de l’avocat Éric Dupond-Moretti à la Justice – le premier est visé par une plainte pour viol, le second est ouvertement anti-#MeToo – indignent tout particulièrement les associations féministes. Des milliers de personnes se sont rassemblées la semaine dernière partout en France pour dénoncer un « gouvernement de la honte », et une pétition en ligne « Pour un gouvernement qui ne promeut ni racisme, ni culture du viol, ni LGBTQIA+phobies » compte déjà près de 100 000 signataires. Valérie Rey-Robert, qui a publié deux ouvrages sur la culture du viol et le sexisme (1), explique en quoi ces nominations sont un symbole de l’impunité et du patriarcat.

Que pensez-vous de la composition du nouveau gouvernement ?

Valérie Rey-Robert : Même si nous avions bien compris que l’égalité entre les femmes et les hommes n’était pas vraiment la grande cause de ce quinquennat, c’est tout de même une énorme gifle aux femmes et aux féministes. À propos de la nomination de Gérald Darmanin, beaucoup de gens nous disent qu’il bénéficie de la présomption d’innocence… C’est assez extraordinaire ! Parce que je lis depuis des années des réactions d’internautes qui, dès qu’une personne qui n’est pas de leur bord est mise en examen pour des délits divers, se contrefoutent de la présomption d’innocence. Les « Fillon en prison », « Balkany en prison », « Cahuzac en prison », etc. ont existé alors qu’ils n’étaient pas condamnés, et ça ne gênait personne. C’est curieux que, lorsqu’il est question de violences sexuelles, c’est-à-dire de violences exercées très massivement par des hommes sur des femmes, tout à coup, la présomption d’innocence soit capitale.

Deplus, est-ce que, dans la majorité des professions, on prendrait le risque d’embaucher quelqu’un qui a une accusation de viol sur le dos et dont l’activité professionnelle risque d’être en interférence avec l’enquête en cours et le procès qui pourrait avoir lieu ?

Élisabeth Moreno, nommée ministre déléguée à l’Égalité femmes-hommes, a vanté la « grande complémentarité » entre les femmes et les hommes et souhaite que puissent se poursuivre les « blagues » à la machine à café. Est-ce une régression ?

Les propos qu’elle a tenus sont extrêmement graves. L’idée de la complémentarité femmes-hommes vise à asseoir l’idéal du couple hétérosexuel comme indispensable à la société. Si un homme et une femme sont complémentaires, par définition, deux hommes ou deux femmes ensemble ne peuvent pas l’être. C’est tenir, indirectement, des positions homophobes. Ces théories, qui se sont renforcées dans les sociétés occidentales dans les années 1990, -participent au sexisme parce qu’elles perpétuent une pensée naturaliste.

Sur les blagues, il y a deux choses. La première est que les gens qui défendent le droit de faire des blagues sexistes sont en général aussi ceux qui sont contre la féminisation de la langue française, estimant que cela renverserait la société. C’est paradoxal parce que d’un côté ils nous disent que le langage n’a aucun pouvoir, et d’un autre qu’il en a beaucoup. La seconde, c’est qu’il existe plusieurs études qui montrent que les blagues sexistes, racistes ou homophobes renforcent les préjugés des personnes qui en ont déjà. Donc on ne peut pas dire que les blagues n’ont pas d’impact. En outre, il me semble que, vraiment, la priorité du ministère d’Élisabeth Moreno ne devrait pas être de s’occuper des blagues potaches, mais des budgets manquants pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes.

Comment expliquer que l’Élysée ait estimé que les accusations de viol contre Gérald Darmanin ne sont pas un « obstacle » ?

Le problème, c’est que le viol n’est pas considéré comme un acte grave. Si j’interrogeais des personnes dans la rue en leur demandant quelles sanctions il faudrait donner à un homme de 40 ans qui a fait boire et a drogué une gamine de 13 ans pour ensuite la violer à plusieurs reprises, tout le monde me dirait que c’est scandaleux et qu’il faut le mettre en prison. Mais si je dis « cet homme-là s’appelle Roman Polanski », tout à coup tout le monde lui trouve des excuses !

Il existe de nombreux cas comme celui-là, où les faits de viol étaient parfaitement caractérisés et où c’était la victime qui se trouvait traînée dans la boue. Les violences faites aux femmes et commises par des hommes ne sont pas considérées comme graves parce que ce sont des hommes qui les commettent et des femmes qui les subissent. Il y a une dizaine d’années, le député Jean-Marie Demange a tué sa femme avant de se suicider. Il a eu droit à une minute de silence à l’Assemblée nationale ! Il y a aussi Cédric Cornet, qui a été condamné en 2019 pour atteinte sexuelle sur mineure et qui a été élu maire en Guadeloupe ! C’est en lien direct avec la culture du viol, c’est-à-dire le fait que les victimes exagèrent, qu’il ne s’agit pas vraiment de violences, qu’il ne s’agit pas vraiment de viol et qu’au fond ces hommes ont peut-être été un petit peu poussés, provoqués…

Durant le mouvement #MeToo, on a argué que les accusations de violences sexistes pouvaient briser des carrières : force est de constater que ça n’est pas le cas.

On va déjà poser les choses : si un homme a commis un viol et que sa carrière est brisée, je ne vais pas pleurer pour lui. Après le mouvement #MeToo, on s’est aperçu qu’il y avait très peu de femmes qui avaient donné les noms de leurs agresseurs, et quand elles l’avaient donné, il ne s’était quasiment rien passé. Le journaliste Frédéric Haziza, qui a été accusé d’agression sexuelle par Astrid de Villaines, est toujours à l’antenne, alors qu’elle a démissionné. Être sexiste, être violent, commettre un viol n’est pas un handicap dans la carrière d’un homme. En revanche, en avoir subi un en est un pour la victime. Des victimes de la ligue du LOL ont expliqué que ça les avait ralenties, voire empêchées, dans leur carrière. Cela peut avoir aussi des conséquences au niveau collectif, parce qu’on va considérer qu’une femme qui parle est une « emmerdeuse » et elle sera black-listée.

Symboliquement, quelle est la portée de ces nominations au gouvernement ?

Ce n’est pas symbolique, c’est réel. Ça nous dit qu’on peut être misogyne, qu’on peut avoir une accusation extrêmement grave sur le dos et être promu. On n’arrête pas de dire qu’il faut montrer l’exemple aux jeunes, mais quel signe est-ce que ça envoie aux hommes violents ? On montre qu’on peut tenir des réflexions misogynes, dire que les femmes exagèrent en dénonçant des viols, et c’est OK. Mieux, ça vous vaut une promotion ! Et en plus dans un ministère où vous serez directement amené à faire voter des projets de loi et à réfléchir sur ces sujets-là.

Pensez-vous que cela puisse empêcher la libération de la parole des victimes ?

Le problème, quand on est dans une démarche pour porter plainte, c’est qu’il faut que la police recueille la plainte. Il faut que les fonctionnaires soient formés à ça. Cela n’a pas été fait sous le gouvernement d’Édouard Philippe, faute de moyens. Nous n’avons pas, à l’heure actuelle, d’état des lieux de la culture du viol dans la police, chez les médecins… bref, tous les corps de métiers qui sont amenés à fréquenter des victimes. Il faudrait mettre en place des questionnaires précis : « Est-ce que vous pensez qu’une femme mariée peut être violée ? » ; « qu’un homme peut être violé ? » ; « qu’une femme en minijupe l’a cherché ? » Ce sont des questions basiques, ça prend du temps, mais au moins on forme ensuite les gens correctement.

On sait par exemple que la société tout entière a des préjugés sur le viol. Pour beaucoup, l’acte qu’a commis Gérald Darmanin n’entre pas dans cette catégorie-là, et même pour la justice c’est compliqué de dire si ce qu’il a commis entre juridiquement dans la définition du viol. Pour beaucoup de gens, c’est compliqué, donc il n’y a pas de raison que pour la police et la justice ce soit différent. Et c’est la même chose pour les victimes d’actes comparables à ceux commis par Darmanin ; elles peuvent penser qu’elles exagèrent ou se dire qu’il ne se passera rien contre leur agresseur puisque c’est ce que leur dit cette nomination et les soutiens que reçoit le ministre, y compris de l’ancienne secrétaire aux Droits des femmes.

(1) Une culture du viol à la française. Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner », Libertalia, 2019 ; _Le sexisme, une affaire d’hommes, _Libertalia, 2020.

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