Éric Dupond-Moretti : l’ex-ténor passé à la solde du pouvoir exécutif
En abandonnant la robe pour un maroquin ministériel, le nouveau Garde des Sceaux a aliéné ses convictions de défenseur des libertés, pointe l’avocat Vincent Brengarth, citations à l’appui.
Serions-nous en train d’assister passivement à la dissolution de la personnalité tonitruante d’Éric Dupond-Moretti dans les affres du pouvoir exécutif ? « Quand on est avocat pénaliste libre, on n’a pas la même parole que quand on représente l’État », déclarait-il le 8 juillet. Mais jusqu’à quel point ? La machine étatique serait-elle à ce point dévastatrice qu’elle annihilerait les convictions de ceux qu’elle entraîne dans son giron ?
Indépendamment du débat portant sur ses méthodes, nul ne saurait contester le talent qui a hissé Éric Dupond-Moretti au panthéon des avocats les plus en vogue de sa génération, pas plus que le mérite républicain dont il a su faire preuve avec exemplarité. Par sa nomination, et au-delà de tout souci de corporatisme, les avocats espéraient enfin rompre avec une vision politique autoritariste sur le monde de la justice, et remédier à la dégradation continue des moyens de cette dernière, tout en rehaussant par là-même la confiance des citoyens envers le système judiciaire. Si une telle réaction paraissait peu probable sur un plan purement politique, la propension d’Emmanuel Macron à vouloir séduire l’opinion publique, presque à tout prix, la rendait possible.
La présence d’un Garde des Sceaux affirmé est d’autant plus indispensable au vu de la nécessité de rétablir la crédibilité du discours des pouvoirs publics concernant la justice, notamment face aux incohérences induites par l’utilisation de nouveaux outils. À titre d’exemple, l’État souhaite, d’une part dématérialiser les procédures (recours à des procédures écritures, à la visioconférence…), éloigner le justiciable des juges, ce dont témoigne notamment l’architecture du Palais de justice de Paris, réaliser des économies, notamment à travers l’extension des cours criminelles, apparue pendant la crise sanitaire et vilipendée par… Éric Dupond-Moretti lui-même. D’autre part, le pouvoir exécutif affiche vouloir développer une « justice de proximité », ce qui est techniquement incompatible avec les objectifs cités précédemment. Un État de droit se doit d’avoir une vision cohérente sur la justice et une action reste à mener en ce sens.
Appliquer ses convictions d’avocat peut sembler compatible avec l’exercice du pouvoir politique. L’entretien donné le 19 juillet au Journal du Dimanche par le nouveau ministre de la Justice met néanmoins en cause l’authenticité des engagements qui semblaient le caractériser en tant qu’avocat. En 2015, il déclarait pourtant : « Je suis bien conscient d’être un « bobo », un bourgeois de gauche. Cela doit-il pour autant m’interdire d’avoir un idéal et d’essayer de lui donner consistance dans le choix des dossiers et la manière de les conduire ? Non. Et effectivement, être avocat pénaliste n’est pas dissociable de cette quête. » Mais où est donc passée cette dernière ?
Opposé à l’outrage sexiste, Éric Dupond-Moretti déclarait en 2018 : « Il ne suffit pas que la plaignante livre sa parole pour que sa parole soit sacralisée par la justice. » Devenu Garde des Sceaux, il souhaite désormais que « les hommes suspectés de violences conjugales, s’ils ne sont pas déférés, soient convoqués par le procureur et reçoivent un avertissement judiciaire solennel »… La « suspicion » se confond ainsi dangereusement avec le traitement judiciaire à charge, ce qui peut remettre en cause le principe de présomption d’innocence pourtant si utile lorsqu’il s’agit de Gérald Darmanin.
Le nouveau Garde des Sceaux, évidemment conscient de l’incompréhension légitime soulevée par sa nomination auprès du mouvement féministe, tente ainsi de nager entre deux eaux, au risque de noyer toute forme de cohérence.
La lutte contre les violences sexuelles et contre les dysfonctionnements dont la justice souffre en la matière impose de trouver des variables d’ajustement, notamment pour trouver une juste conciliation avec la présomption d’innocence. Ces variables ne doivent cependant pas se confondre avec un double de langage, au gré des publics et des attentes mais qui, in fine, viserait uniquement à protéger les intérêts du président de la République et de ses ministres. Ce double langage serait d’autant plus malvenu que les victimes de violences sexuelles attendent des gages face à une justice qui peine à les entendre.
Avocat d’Abdelkader Merah il dénonçait la dictature de l’émotion et plaidait : « Les chagrins indicibles n’autorisent pas les erreurs judiciaires. Cette époque confond tout. » Le Garde des Sceaux est désormais favorable à des mesures de sûreté contre les personnes condamnées pour terrorisme que les praticiens savent manquer de proportion. La dérive judiciaire, induite par des législations qui tendent à promouvoir l’exception en tant que principe de base, s’accroit.
Concernant le rapatriement des enfants en Syrie, Éric Dupond-Moretti semble également se ranger du côté de la politique gouvernementale, alors même que la CNCDH et le Défenseur des droits sont favorables à un rapatriement sans délai.
Lors de la passation de pouvoir, Éric Dupond-Moretti affichait vouloir l’indépendance du parquet. Quelques jours plus tard, il déclarait dans le JDD qu’il est « légitime pour le gouvernement de définir et de disposer des moyens de conduire une politique pénale », ou encore qu’il est « normal que le gouvernement soit informé d’affaires qui ont une certaine résonance ».
Le pouvoir exécutif n’aurait-il pas su obtenir la subordination d’un ténor du barreau afin de « gérer » au mieux certaines enquêtes sensibles, notamment celle portant sur la gestion de l’épidémie du Covid-19 ?
Fait plus grave, Éric Dupond-Moretti engage la crédibilité des avocats pénalistes dans des domaines où les libertés et principes sociétaux, inhérents à un État de droit, se trouvent remis en cause par la pression d’un pouvoir politique soucieux avant tout de préserver son propre intérêt. Il en va ainsi des procès antiterroristes, dans lesquels la tentation répressive et le principe de précaution semblent dépourvus de toute proportion, probablement afin d’atténuer la pression médiatique. Que devient la justice si les détracteurs les plus célèbres de telles dérives rallient le pouvoir politique, et ce pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de juger ?
L’hommage rendu au « courage » d’Emmanuel Macron par un tel avocat est à lui-seul un mystère. Cette nomination s’inscrit-elle dans une logique de renoncement aux principes défendus jusqu’à présent ? En effet, et jusqu’à présent, le quinquennat de M. Macron n’est pas celui des droits de l’Homme, mais plutôt le symbole de la répression des mouvements sociaux, de la négation des violences policières, de la pérennisation de l’état d’urgence, de l’immixtion dans la nomination du procureur de Paris… Est-ce faire preuve de courage que de renier discrètement l’héritage des Lumières que soulignait il y a peu de temps encore Éric Dupond-Moretti ?
Si le Garde des Sceaux s’est montré plus convaincant face aux députés, la volonté de justice des mineurs figurait parmi les ambitions de son prédécesseur. De même, Emmanuel Macron avait déjà déclaré, en 2018, que les magistrats composant le parquet seront nommés, après avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature, et bénéficieront en matière disciplinaire de la même procédure que leurs collègues juges…
Dans un contexte de fracture sociale de plus en plus marquée, il importe plus que jamais de disposer de défenseurs des droits animés de convictions que nul pouvoir ne saurait aliéner. Dans le cas contraire, et comme l’a illustré l’histoire à de trop nombreuses reprises, la situation sociale peut rapidement devenir incontrôlable.
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