Grégory Le Floch : Les mots et la chose
Dans son deuxième roman, Grégory Le Floch imagine l’épopée surréaliste d’un homme et d’un objet non identifié trouvé sur un trottoir, qui le mène d’une folle rencontre à l’autre. D’un récit à l’autre.
dans l’hebdo N° 1616 Acheter ce numéro
T out s’explique et nous ne comprenons rien. » En exergue de son -deuxième roman, -Grégory Le Floch rêvait de mettre cette phrase de Thomas Mann. Elle n’y figure finalement pas, ce dernier interdisant dans son testament de le citer. L’influence de l’auteur allemand sur De parcourir le monde et d’y rôder n’en est pas moins importante. Dans l’avertissement qui ouvre le livre, le « Salope ! » craché par le narrateur au visage d’une femme sans nez offre un avant-goût de son difficile rapport avec le monde. Il prépare le lecteur à une étrangeté qui confine à la décadence, idée qui traverse toute l’œuvre de Thomas Mann. Entièrement gratuite et opposée aux pensées bienveillantes formulées juste avant, cette injure inaugurale annonce une faillite de la relation et du langage, qui fait des aventures du narrateur une suite de malentendus toujours absurdes et souvent surréalistes.
Comme Dans la forêt du hameau de Hardt (L’Ogre, 2019), le premier roman de Grégory Le Floch, dont le personnage principal écrit un essai sur Thomas Mann, De parcourir le monde et d’y rôder débute sur un voyage. Ou plutôt une fuite. En proie à la première des nombreuses « crises » dont il est victime tout au long de son périple, le narrateur du livre que l’on est en train de lire dévale les huit étages de son immeuble, situé dans une ville tout aussi anonyme que lui. Il n’y retournera pas avant la fin du livre : arrivé en bas, il découvre sur le trottoir une « chose » qui, dit-il, « ressemblait – sans l’être – à une sorte de pièce de monnaie, molle et irrégulière, ou plutôt à un petit organe de souris, comme un estomac ou une rate ». Il veut en retrouver le propriétaire. Objectif qui en cache d’autres, plus intimes. Notamment de combler la distance qui le sépare d’un monde hostile, selon lui, à sa nature. Et de recréer des liens entre les choses et les mots.
La dimension métaphysique de cette quête n’est jamais formulée. Même dans ses nombreuses notes qui témoignent du travail d’écriture en cours, le narrateur laisse libre cours à un imaginaire foisonnant, peu porté vers des liens de causalité classiques. Relatant une suite de rencontres kafkaïennes et de situations plus absurdes les unes que les autres, il résiste à toute tentative d’analyse logique. Plus qu’un personnage à part entière, l’aventurier fêlé de Grégory Le Floch est un réceptacle de récits. Le groupe de juifs utopistes qu’il rencontre à Vienne, l’obscur Monsieur Saradandhi qu’il croise de retour dans sa ville, ou encore les monstres du non moins obscur Cirque de l’Œil, dont il fait un temps partie à New York, lui délivrent tour à tour leurs histoires. Ils s’en -débarrassent à la manière de patates chaudes dès que le narrateur leur met sous le nez sa « chose », qui devient la projection des désirs et des lubies des uns et des autres.
Tour à tour truffe, étron de Franz Liszt, diamant ou faux oracle, la « chose » n’offre jamais à son propriétaire les réponses qu’il cherche. Au contraire, elle l’en éloigne en le plongeant dans un chaos extravagant où le comique cohabite sans cesse avec le tragique. Le rythme effréné du récit et sa transformation permanente révèlent en Grégory Le Floch un conteur qui excelle à faire des déroutes de l’époque un labyrinthe où il est bon de se perdre. Non pas pour mieux se retrouver, mais pour mieux apprécier la route semée d’obstacles à la construction d’un sens unique.
De parcourir le monde et d’y rôder****, Grégory Le Floch, Christian Bourgois éditeur, 256 pages, 18 euros.