À Rosmerta, la tradition de l’hospitalité

Dans le centre d’Avignon, une ancienne école catholique abrite des mineurs étrangers isolés et des familles déboutées du droit d’asile. Le diocèse a saisi la justice pour les expulser.

Nina Hubinet  • 30 septembre 2020 abonné·es
À Rosmerta, la tradition de l’hospitalité
© Alex Durupt

À l’ombre d’un large platane, une dame à la chevelure grise et deux adolescents guinéens se sont assis autour d’une petite table pour parler d’une affaire sérieuse : l’entrée prochaine à l’école des deux jeunes hommes. « Vous allez d’abord passer des tests pour savoir quel est votre niveau. Ce sera le 2 octobre », dit Roberte à Mamadou et Yahya, qui hochent la tête, l’air concentré. Mais un troisième vient interrompre ses explications. « Regarde Roberte, ça y est, j’ai reçu mes papiers du Mali ! », lance Ali*, tout -sourire, en lui montrant l’écran de son téléphone portable. « Mais c’est une très bonne nouvelle ça ! » Tout le monde se réjouit avec lui : ils savent que ces documents officiels peuvent lui permettre d’être enfin pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Pas très grand et d’allure frêle, le garçon a l’air d’avoir à peine 15 ans.

Dans la cour de Rosmerta, l’école et les papiers font partie des sujets de discussion quotidiens. Mais on parle aussi de la cuisson du riz ou des tours de ménage, car cette ancienne école primaire catholique est aujourd’hui la « maison » de 35 mineurs isolés étrangers, c’est-à-dire des jeunes de moins de 18 ans arrivés seuls sur le territoire français, et de cinq familles, soit une cinquantaine de résidents au total. « Lorsque le lieu a été investi, en décembre 2018, tout le monde pensait qu’on serait expulsés quelques semaines plus tard », se remémore Roberte, jeune retraitée du médico-social et référente de la commission scolarité de Rosmerta. Pourtant, presque deux ans après son « ouverture », le squat n’a pas été évacué, et il ne pourra pas l’être avant plusieurs mois : lundi 21 septembre, la cour d’appel de Nîmes devait examiner le recours formulé par le diocèse d’Avignon contre l’occupation illégale du lieu. Mais l’avocat du diocèse a demandé le report de l’audience, qui devrait finalement se tenir le 15 février.  « On ne sait pas pourquoi les gens du diocèse ont demandé ce délai. Toujours est-il que ça nous laisse quelques mois de répit », commente Camille, une autre bénévole très active à Rosmerta, par ailleurs comédienne. En octobre 2019, le tribunal de grande instance d’Avignon avait accordé un délai de trois ans aux occupants pour quitter les lieux. Mais le diocèse, semble-t-il sur ordre de la Conférence des évêques de France, avait fait appel de la décision. « Plusieurs propriétés de l’Église ont été investies en France au même moment pour loger des jeunes migrants, comme le squat Saint-Just à Marseille. Donc ils voulaient probablement éviter que le cas de Rosmerta puisse faire jurisprudence », estime Camille.

Déesse de l’abondance

C’est via le Réseau éducation sans frontières (RESF, association qui lutte pour la scolarisation des enfants étrangers en France) -d’Avignon que Roberte et Camille se sont rencontrées, comme une partie du « noyau dur » de Rosmerta. Elles ont toutes deux hébergé ou hébergent encore un adolescent étranger chez elles. « Fin 2018, il n’y avait plus de place dans les familles du réseau, alors que des jeunes dormaient toujours à la gare, raconte Camille. Avec un groupe issu de Nuit debout à Avignon, on a interpellé la mairie, la préfecture et le diocèse, qui possède beaucoup de bâtiments ici : on voulait obtenir une mise à disposition légale d’un lieu. » Mais les réponses se font attendre et l’hiver arrive… Le groupe décide finalement d’investir cette ancienne école de la rue Louis-Pasteur, vide depuis un an et demi. « Puis on a choisi un nom : Rosmerta. C’est une déesse celte de l’hospitalité et de l’abondance, une manière de rappeler que, dans nos racines françaises, il existe aussi une tradition d’hospitalité. »

D’ailleurs, si le diocèse porte plainte deux jours après l’entrée dans les lieux pour « occupation illégale » et « mise en danger de la vie d’autrui », l’association Chrétiens en Vaucluse soutient Rosmerta, reconnaissant l’hospitalité comme une valeur on ne peut plus chrétienne… Au-delà des grands principes, l’installation se concrétise d’abord par des travaux qui permettent de remettre les sanitaires en état et de relancer la chaudière du lieu. Six dortoirs et une chambre sont mis à disposition des mineurs isolés, et six chambres pour les familles.

Forte de 1 200 adhésions rassemblées en six mois, l’association qui porte Rosmerta fédère jusqu’à 200 bénévoles qui se relaient auprès des jeunes et des familles hébergées. « On a une commission juridique pour les demandes de régularisation ou d’asile, une commission scolarité qui organise des cours de français et du soutien scolaire tous les après-midi, une commission santé, une autre qui s’occupe des comptes… Et les décisions sont prises de manière collective », détaille Camille. L’encadrement par les bénévoles est si efficace que « des jeunes placés à l’ASE viennent suivre les cours de français chez nous », souligne Roberte. « On a prouvé qu’on savait accompagner ces jeunes, qu’on avait les compétences nécessaires. »

Entraide et corde à linge

Les jeunes résidents du lieu ne contrediront pas la bénévole. Pendant que l’un cuisine un dîner pour le groupe, qu’un autre ramasse les feuilles mortes, Mohamed et Issa se sont installés sur les canapés de récup qui trônent dans la cour. « Je suis arrivé à Avignon par hasard, c’était le terminus du train », se souvient Mohamed en riant. « Je suis allé me présenter à l’ASE, mais on ne m’a pas cru quand j’ai dit que j’étais mineur… Et puis, après deux jours dans la rue, une dame française m’a indiqué Rosmerta », poursuit-il.

« Ici, je me sens à l’aise. On s’amuse, c’est comme une famille, enchaîne Issa. Grâce à Rosmerta on ne dort pas dans la rue. Et en plus on peut aller à l’école : c’était mon souhait le plus cher. » Son camarade Mamadou s’arrête pour donner son avis, après avoir étendu du linge. « Ici, on aide ceux qui en ont besoin, et ça c’est important », dit-il, comme s’il se sentait le devoir d’aider après avoir été aidé lui-même. « C’est sûr qu’il y a des disputes aussi, comme partout. Mais on discute, et après ça passe. »

Roberte, à quelques mètres de là, ne nie pas non plus les difficultés. « C’est très chronophage et souvent dur sur le plan émotionnel. Beaucoup de bénévoles sont partis ces derniers mois, certains à cause du Covid-19, mais aussi parce qu’ils étaient fatigués », reconnaît-elle. Le collectif de Rosmerta est également à « la fin d’un cycle » : la mairie (PS) ayant soigneusement ignoré sa demande de préemption, comme le diocèse sa proposition de convention d’occupation temporaire, il est aujourd’hui question d’acheter les murs, soit en partenariat avec la Solifap, une émanation de la Fondation Abbé-Pierre, soit avec des dons privés. « Mais une partie des bénévoles est contre, parce qu’ils estiment qu’on ne doit pas faire le travail à la place de l’État. »

Quoi qu’il en soit, Roberte est loin de regretter le temps passé à enseigner le français aux jeunes, à leur chercher un stage ou simplement à les écouter. « Pour moi, c’est vraiment une rencontre. Ça m’apporte beaucoup. Ces jeunes sont très souvent matures, respectueux et solidaires, souligne Roberte. Et puis, avec ce fonctionnement participatif, on apprend beaucoup sur soi-même aussi. » Comme d’autres lieux similaires en France, Rosmerta est à la fois un laboratoire de la solidarité et un havre de paix pour les exilés, en particulier les plus jeunes : un espace de sécurité pour retisser des liens de confiance, entre eux et avec les autres.

* Les prénoms ont été changés.

Société
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